Baltzer Bruno et Leonora Bisagno

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artistes plasticiens et photographes travaillant en couple

 

  • 01 Les pieds dans le plat
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Ce que la photographie peut faire
 

À propos de l’exposition de

Bruno Baltzer & Leonora Bisagno

Y’a pas photo

Commissaire d’exposition Danielle Igniti
 

Depuis sa découverte la photographie dérange. Que ce soit parce qu’elle menace la peinture, parce qu’elle constitue une preuve indéniable ; parce que, pour reprendre les célèbres termes de Walter Benjamin, elle a le pouvoir de faire advenir la déperdition de l’aura [1]de l’œuvre unique (l’original) désincarnée par sa reproductibilité technique ; parce qu’elle n’est pas de l’art ; ou parce que, une fois reconnue comme étant de l’art elle reste rebelle à toute taxinomisation arbitraire, parce qu’elle n’est « que hasard et technique », parce qu’elle montre le non-montrable, parce qu’elle s’oppose à l’essence du temps en réussissant à en extraire un instant qu’elle suspend dans l’éternité – notamment quand elle est une photographie de presse qui atteste d’une guerre, d’un génocide, ou de tout autre crime, acte ou événement historique qui ne « devrait pas » entrer dans l’histoire. La photographie ensuite dérange parce qu’elle est « photoshopée », trafiquée, trop belle, trop parfaite, trop fausse, trop pixélisée, trop montrée ou vue, parce que « tout le monde » en prend avec son téléphone, parce qu’il y en a trop… quoi qu’il arrive, la photographie constitue indéniablement l’un des outils de création auxquels on a fait, et continue à faire, le plus de reproches. Il n’en reste pas moins qu’après l’écriture, elle est certainement le mode d’expression le mieux partagé dans la société contemporaine. Ce qui en fait un domaine plus difficile pour les artistes – ou, au contraire, plus ample, comme pour Bruno Balzer et Leonora Bisagno. Il n’y a en effet pas de photographies prises par les artistes dans cette exposition de photographie dont l’un des sujets est la photographie… ou presque.
 

La censure d’une composition
 

L’élément déclencheur de ce projet Y a pas photo est cette histoire de censure insensée : elle a lieu en Chine. Ce n’est pas une image qui est censurée mais un agencement, la présentation en triptyque de trois photographies. Trois photographies de paysages urbains luxembourgeois, trois rues en réalité : l’Avenue de la Liberté, la Rue de l’Égalité et le Boulevard de la Fraternité. Cette censure, d’un projet si « innocent », la référence détournée à la devise de la République française, devient pour les artistes l’occasion d’une prise de conscience. Les trois affiches photographiques que l’on voit devant le centre d’art sont donc des impressions uniques, réalisées en Chine avant leur censure, et à propos desquelles les artistes ont découvert, grâce à un « acte manqué réussi » de leur fille, que l’encre disparaissait au contact de l’eau. Une disparition certaine de l’œuvre va donc avoir lieu au fur et à mesure de l’exposition et cela en fonction de la météo.


Actes photographiques politiques

Cette censure donne en effet lieu à une exposition de photographie politique et de politiques de la photographie. Qu’est-ce que cela veut-il dire au juste à partir du moment où tout geste, toute expression, toute prise de position, toute collaboration institutionnelle et, bien évidemment, toute création revêtent une valence politique ? (Même, et surtout, quand elles s’en défendent). Or, ici il n’est pas question d’être politiques « par ricochet ». Les artistes mettent les pieds dans le plat ! Sans ménagement donc, il s’agit ici d’une exposition qui revendique, à travers une expérimentation savante des techniques et un détournement, parfois humoristique et parfois plus solennel, des évènements qui constituent les occasions de faire-œuvre la dimension politique de la photographie. Et ceci à deux niveaux :

_ celui de la photographie d’abord à la fois comme acte, comme objet, comme image et comme œuvre ; mais aussi comme photographie de la photographie, comme agencement de pixels ou empreinte du réel ou comme pratique touristique compulsive …

_ et celui de la politique ensuite : comme mise en scène, comme propagande, anticipation, illusion ou utopie, comme résistance, comme communication, comme idéologie et donc distorsion de la réalité – comme assujettissement aussi, aux forces du capital, comme acte terroriste à la fois capable de provoquer l’effet d’un blockbuster et, qui est orchestré avec une précision telle, que sa restitution photographique gagne le prix World Press Photo of the Year, 2017 ; la politique comme gagne-pain de la presse aussi, qui finit dans un carton de transport de bananes dans les archives des bibliothèques publiques.

Studium de certains punctums de l’exposition [2]
 

Made in Luxembourg

Les pieds dans le plat, vaisselle en porcelaine réalisée à Villeroy & Boch pour les artistes à Luxembourg même, en utilisant la couleur bleu pigment intitulée « Vieux Luxembourg », et présentant les empreintes – non photographiques mais réelles toutefois –d’Antoine Deltour, le lanceur d’alerte à l’origine du fameux scandale financier LuxLeaks. Le ton est donné.

Can you sleep at night ?
 

Affiche clouée au mur tels les dix commandements, une page d’un facsimilé de Pricewaterhouse Coopers LLP où Deltour travaillait et d’où le scandale est parti. À la lecture desquels dix commandements – sous forme de questions, certes – ; sont révélés de manière claire nette et précise, avec preuves – à l’image de l’acte de l’ancien employé de l’entreprise qui a été accusé pour violation du secret professionnel – les codes « éthiques » du géant financier. On entend en audio Chelsea Manning, ancienne analyste militaire de l’armée des Etats-Unis incarcérée pour trahison parce qu’elle a transmis à Wikileaks en 2010 des documents notamment attestant de la mort de civils en Afghanistan et autres horreurs, bavures et terreurs commises par les américains en Irak. Et l’on se demande ce que le mot éthique veut dire.
 

Puntcum terroriste pop
 

Un mobile, l’extraction du détail d’une photographie, celle prise par Burhan Ozbilici, quelques secondes après l’assassinat de l’Ambassadeur russe en Turquie, lors d’un vernissage en décembre 2016. Marqués par le bras, par l’index, les artistes choisissent de l’extraire du reste de l’image. Référence à la magnifique La Chambre claire, ce texte fondateur de Roland Barthes, où la notion de punctum est définie ainsi : « Un mot existe en latin pour désigner cette blessure, cette piqûre, cette marque faite par un instrument pointu ; ce mot m’irait d’autant mieux qu’il renvoie aussi à l’idée de ponctuation et que les photos dont je parle sont en effet comme ponctuées, parfois même mouchetées, de ces points sensibles ; précisément, ces marques, ces blessures sont des points. Ce second élément qui vient déranger le studium, je l’appellerai donc le punctum ; car punctum, c’est aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure – et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) » [3]. Le mouvement d’extraire ce bras de son contexte crée une ambiguïté : exactement équivalente à celle du terroriste qui, une fois son acte accompli, posa comme une figure héroïque ou une rock star, ou encore, qui se transforma en image soumise à son public. Et la fidélité au concept de Barthes est absolue : la démesure, la folie, centralité que révèle l’image sont concentrées dans ce geste, en ce point qui pique l’œil et le bouleverse au point de rendre cette photographie inoubliable – pour de multiples raisons les unes plus dérangeantes que les autres..


Visée polyscopique_ macro


L’un des attributs de la photographie – signe aussi du pouvoir technique de l’humain – est de prolonger l’organe de la vue, en tentant de voir ce que l’œil nu ne peut pas voir. Le zoom du télescope peut ainsi satisfaire la curiosité scientifique, politique, personnelle ou artistique. L’appareil photographique fonctionnant comme instrument de la vision peut en effet être conçu comme un prolongement perfectionné de l’espace somatique. L’appareil photographique est de ce point de vue une prothèse visuelle. Lors de la visite de François Hollande, encore Président de la République Française, à Luxembourg le 6 mars 2015 les artistes ont capté des images de son passage avec un télescope réflecteur. Le déséquilibre évident entre l’objet pris en photo – un objet terrestre – et l’outil, emprunté au Musée national d’histoire naturelle du Luxembourg utilisé pour ce-faire – un appareil capable de montrer l’espace à l’œil humain – révèle les mécaniques irrégulières, instables, inégales d’instauration du pouvoir symbolique et effectif. L’étude du corps politique – les quatre portraits des satellites en orbite autour du Président français (ses gardes du corps) – remplace l’étude des corps célestes. Et au milieu un carré, le col de la chemise du Président français. Plutôt que d’essayer de voir ce que l’œil nu ne peut voir en raison de ses limites, il s’agit ici de réfléchir à ce qu’il pourrait voir – et qui se trouve devant son nez – mais qu’il se refuse à admettre en raison de sa lâcheté.


L’effet papillon


Autre ambiguïté fondamentale de la photographie : elle est à la fois une subjectivation et une objectivation du temps. La photographie implique en effet une série de temporalités objectives (repérables) : l’exposition, la date de la prise qui la fixe dans le temps, la date de son développement, la technique qui la date, etc. Mais elle crée surtout une autre temporalité, celle de son univers spécifique, de sa réalité propre (la présence d’une absence, le présent d’un passé). L’on pourrait penser que c’est en voulant jouer sur cette notion du temps que les artistes prennent une archive vidéo (une « photographie » prolongée dans le temps, animée, et un « photomontage officiel » et reconnu comme tel) pour poser une question joueuse : et si ce n’était pas le visage de François Mitterrand qui était apparu en 1981 sur les écrans des téléviseurs français mais celui de Valéry Giscard d’Estaing ? Est-ce que le cours de l’histoire aurait changé ? La technique permet de détourner l’animation télématique qui a longuement maintenu le suspens à l’époque étant donné que les deux candidats avaient la même coiffure… L’annonce d’une élection est ici trafiquée : inversion « simple » des chiffres et des noms. Il est en effet possible de créer un document qui a l’air d’être véridique mais qui ne l’est pas, et qui pourrait changer le cours de l’histoire.

Humour, certes. Mais qui évoque aussi la question du réel. Car c’est probablement ce lien de la photographie au réel qui semble pointer, malgré tout, et toujours ; ce fait que, quoi qu’il en soit ou, quel que soit le type de photographie en question, il y a dans cette image un lien avec le réel – c’est-à-dire avec une sorte de vérité qui ne peut pas être d’ordre idéologique (comme l’est un vérité religieuse ou un discours politique, par exemple) mais qui, au contraire, est une vérité d’ordre scientifique. Car la photographie est une trace et une preuve, elle atteste : parce qu’elle est aussi photo-graphie, c’est-à-dire la traduction chimique de la lumière par un appareil. L’ambiguïté de la photographie provient en effet de cette possibilité qu’elle a de manipuler le rapport entre le vrai et le faux et c’est ce vers quoi pointe ce jeu.

À l’image de #Mao que les artistes réinterprètent à travers une recherche technique poussée. La photographie que l’on voit est extraite d’une photographie des écrans des innombrables téléphones portables de chinois qui se prennent en « selfie » devant le célèbre Mao Zedong sur la place Tian’anmen. Le travail des artistes consiste ensuite a extraire des éléments de leur propre photo (la tête de Mao sur les écrans des appareils photo des téléphones), de les agrandir de deux manières différentes – une fois algorithmiquement et une fois numériquement – afin de proposer une nouvelle représentation du « petit géant » : en créant un pixel immense et monochrome ou, aussi, de manière à rendre le portait de cette figure dont le pouvoir idéologique et symbolique est toujours puissant et clair, aussi flou que reconnaissable.


Disruption


Comme une manifestation – qui a aussi lieu dans l’espace d’exposition – cette exposition évoque et questionne le pouvoir politique tout en revendiquant le pouvoir et la singularité de l’acte photographique : documenter, dénoncer, faire preuve ; mettre en spectacle (scène), fabriquer et valoriser une image ; garder des traces dans une visée affective ; ou encore prolonger l’organe de la vue – pour mieux voir. Prendre une photographie c’est en effet faire advenir un monde : l’intentionnalité créatrice dans la prise de toute photographie devient alors patente. Et si, à travers ces négociations techniques, humoristiques et politiques les artistes visaient en réalité à révéler la responsabilité de l’acte photographique – qu’il soit artistique ou pas – en raison justement de la dimension politique dont revête tout choix de capture et de monstration d’une image, d’un moment, d’un visage, ou encore, d’une composition ? Y a pas photo,œuvres conçues et créées à deux mains, en négociation souvent avec la vie réelle, serait peut-être alors une manière de dire qu’il y a photo – et cela est une prise de position à la fois artistique et politique.

Sofia Eliza Bouratsis



[1] Son hic et nunc, (son « ici » et « maintenant ») selon Walter Benjamin qui écrivit cette phrase heureuse, citée des milliers de fois dans le textes d’histoire de la photographie, de l’art ou des techniques – probablement plus en raison de sa poéticité que de l’angoissante et vague réalité qu’elle évoque et selon laquelle l’aura serait « l’unique apparition d’un lointain si proche soit-il ».

[2] En référence au texte fondateur de Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Gallimard-Éditions du Seuil, « Cahiers du cinéma », 1980.

[3] Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, op. cit., pp. 48-49. Je souligne.