Guillaume Barborini
Plasticien
1986_ naissance, Chambéry (73)
Formation
2011_ DNSEP Art, école Supérieure d’Art de Lorraine, Metz
2009_ DNAT Image & Narration, école Supérieure d’Art de Lorraine, Epinal
Trouver du commun – susciter une rencontre
À propos de l’exposition de Célie Falières et Guillaume Barborini
HEIMWEH / L’AUTRE PAYS
Une proposition de Sofia Eliza Bouratsis
« I see Art as being a ritualized part of culture that stands outside of normative behaviors »
Mike Kelley
Quand « faire face au monde » devient « un autre monde qui advient »
« Tout à coup, alors qu’elle est peut-être encore à dix pas de moi, venant en sens inverse, je vois une jeune femme, très pauvrement vêtue, qui elle aussi, me voit ou m’a vu. […] Sans hésitation j’adresse la parole à l’inconnue, tout en m’attendant, j’en conviens du reste, au pire.
Elle sourit, mais très mystérieusement, et, dirai-je, comme en connaissance de cause,
bien qu’alors je n’en puisse rien croire » [1].
Qu’il s’agisse d’amour fou, d’idées, de démarches artistiques ou d’objets trouvés, André Breton a su exprimer la possibilité qu’ont certaines rencontres d’instituer quelque chose et de faire advenir un monde. Proposer à deux artistes de partager un espace d’exposition c’est vouloir susciter une rencontre – voire même forcer une rencontre. Choix qui, s’il est justifié par une certaine connaissance et une recherche, il ne peut prendre appui que sur une intuition selon laquelle il y aura, dans cette coexistence, dans ce dialogue – qui sera inévitablement aussi une confrontation – quelque chose qui va se déplier et qui, au-delà de la logique des pratiques, des conceptions des démarches et des formes qu’elles suscitent, des termes et des mots, ouvrira à un déploiement des possibles. Point de départ premier.
Il y a également à l’origine de cette proposition une inquiétude questionnante, celle de savoir comment réagir à la contemporanéité – époque et contexte qui incitent à l’isolation, à la technologisation et à l’accélération des rapports au monde et à l’Autre sous toutes leurs formes, à la marchandisation totalisante, à la destruction de la planète, à la séparation de plus en plus préoccupante des territoires, des pays, mais aussi à la fragmentation des savoirs et, par conséquent, de toutes les autres dimensions de la vie ?
« En contrepartie, l’art n’a pas à intégrer a priori les tabous liés à la mentalité ou à la sensibilité de son temps,
sinon au prix de la disparition de l’art lui-même » [2].
Comment alors essayer de reconcevoir nos environnements artistique, culturel et naturel comme trois univers interdépendants formant un ensemble à la fois complexe et paradoxal ? Est-ce qu’il est possible, à notre échelle, et à celle de l’art de manière plus générale, de faire advenir un monde qui serait autre ? D’utiliser notre savoir et notre imagination, et de les développer non pas pour devenir « maîtres et possesseurs de la nature » mais plus heureux ? C’est donc aussi en empruntant les termes d’Edgar Morin pour dire que « notre culture c’est notre nature (et vice versa) » [3] et en les associant au vers de Vladimir Jankélévitch[4] quand il évoque la « fée occasion qui, elle seule connaît les mixtures secrètes de certaines coïncidences » que peut être compris ce projet. Ensuite, plutôt que d’essayer de répondre aux interrogations qui l’ont suscité, il s’agit plutôt de trouver et de suggérer des pistes de réflexion vers des horizons de réponses possibles. Ceci dans une perspective phénoménologique du corps qui, à travers l’expérience esthétique, peut traverser les frontières symboliques, affectives et politiques qui s’instituent dans tout environnement. Car la joie que procure l’expérience esthétique (et intellectuelle) réside aussi dans cette occasion de se faire prendre par les circonstances d’une découverte et de laisser les sensations s’exprimer, se confronter les unes aux autres et nous guider dans une attitude intuitive, empathique et ouverte. On apprend alors à (ré-)inventer le monde mais surtout à apprivoiser l’Autre (et donc le Soi), si terrible soit-il, dans la fascination, le plaisir, la peur, le questionnement, la jouissance … du chemin qui se fait.
Il ne s’agit donc pas de montrer deux expositions distinctes, mais d’une proposition faite d’abord à deux artistes-deux projets-deux conceptions du monde de partager le territoire d’un centre d’art, l’espace d’une exposition et un temps de parole donnée. Les deux artistes ont travaillé séparément et ils se sont rencontrés pour la première fois lors du montage de l’exposition. Célie Falières et Guillaume Barborini montrent ainsi respectivement Heimweh et L’Autre pays : deux projets, deux séries ouvertes aussi, qui ont en commun ce désir – traduit en actes réitérés et développés au fil des années – de vivre autrement.
Célie Falières, en s’inspirant du voyage, crée une culture – un folklore qui n’existe pas et qui entre aussi dans une valise pour pouvoir se transporter facilement et se superposer au monde. Elle propose ici des éléments de sa série Heimweh. L’artiste se laisse imprégner des territoires qu’elle visite pour en créer un autre : un ensemble de costumes, d’objets, d’attributs, de masques, d’offrandes, d’ex-voto et de sculptures à usage périodique, que l’on peut agencer, composer, modeler et manipuler : un ensemble que l’on peut adapter à soi et aux circonstances.
Pour Guillaume Barborini il s’agit de glisser dans le monde et d’essayer de l’infiltrer à travers un corpus de pratiques et de négociations entre le temps et le territoire, le soi et le monde (l’Autre), entre les frontières et les lignes de fuite qui caractérisent une situation, entre le pouvoir poïétique du geste (infiltrer, faire advenir) et ses caractéristique politiques (prendre position, résister) et poétiques. Il tente avec L’Autre pays de créer de nouvelles territorialités en se superposant aux frontières actuelles de l’espace – l’enjeu consiste en effet à transformer les différences en seuils communs, à concevoir les frontières qui séparent les différentes réalités limitrophes à coexister comme des lignes qui certes tracent des séparations mais qui peuvent aussi lier et relier. « Reprendre ces notions et rejouer un pays, mais en faire quelque chose de moins sûr de soi, moins décisif, plus fragile et attentif. Chaque geste est un point où converge une relation au monde au sens géologique, une relation à l’activité et aux transformations que nous exerçons sur ce monde, au travail d’un corps qui se déploie avec – et en revendiquant – ses propres limites et les contraintes que lui impose le monde. Revendiquer cela, c’est le moyen d’agir avec considération, de cosigner chaque geste, d’exister sur un fil entre le monde et soi. Venir s’appuyer sur ce qui existe et regarder quelle zone de contact cela dessine. C’est peut-être aussi, construire un pays qui serait le pays en creux », pour reprendre les termes poétiques de l’artiste.
Heimweh
Le titre de la série de Célie Falières part de la sensation complexe de « mal du pays » qui correspond – plus ou moins – au terme homérique de nostalgie et – plus ou moins aussi – au mot allemand de Heimweh. Le terme homérique désigne la douleur qu’éprouve Ulysse face aux contraintes qui empêchent son retour immédiat à Ithaque – puisque son voyage dure dix ans. Issue des mots ?????? (le retour) et ????? (la souffrance), la nostalgie indique un état d’âme, une humeur – qui intéresse particulièrement la psychanalyse étant donné que la dynamique psychique qu’elle décrit repose sur l’abandon de jouissances auxquelles le sujet ne cessera de vouloir revenir par les chemins de sa fantaisie.
Une singularité du projet de Célie Falières intitulé Heimweh est qu’ici l’artiste semblerait surtout s’intéresser au côté « doux » de la nostalgie, comme si elle visait à en retenir cet élément de « plaisir » – que l’on retrouve toujours glissé dans le souvenir. Le côté doux de la nostalgie correspond également au désir de découverte qui caractérise Ulysse et qui a pour conséquence que son odyssée soit justement une Odyssée, ce voyage certes douloureux mais aussi heureux, aventureux, formateur, etc. Il s’agit donc dans l’épopée homérique de penser au retour – mais surtout, subtilement – d’évoquer le désir de ne pas vouloir rentrer puisque rentrer chez-soi est un projet impossible : il s’agit donc d’être présent(e) au présent – d’utiliser les matières de l’ici, quel qu’il soit, et de creuser aussi les histoires de ce lieu. L’histoire l’a par ailleurs prouvé : Ulysse n’est plus le même après son voyage et son retour à Ithaque suite à l’ouverture de son horizon ne peut qu’être source de frustration. Ithaque lui manque, et une fois rentré à Ithaque, c’est le voyage qui lui manquera. Célie Falières travaille exactement à cette frontière, où tout peut balancer : où le retour devient départ, l’ici s’identifie à l’ailleurs, l’inconnu est plus familier que le connu, où la fantaisie devient réalité et où le personnage mythique n’est autre que soi-même…
Pendant trois mois, d’abord à la résidence d’artiste Est-Nord-Est au Québec au Canada (2016) et pendant un an depuis son retour du Canada l’artiste travaille des éléments qu’elle trouve dans son entourage elle crée, tisse, sculpte, coud, des objets, des sculptures et des costumes qui participent à un ensemble, une culture matérielle entière, avec ses principes de ritualisation. Il y a des offrandes, des ex-votos et des moments de prise photographique. Ces « objets portés », comme elle les décrit, sont l’un des quatre éléments constitutifs de ses tenues – à la fois pose et vêtement – qu’elle crée pour ses photographies auxquelles s’ajoutent trois éléments essentiels qui sont :
- le masque, la Personna ; et l’artiste de préciser : « Je ne suis pas le sujet de ce travail »
- le corps présent, auquel le masque donne toute son importance
- et, à travers cette présence, le lieu qui devient abstrait, presque fantasmatique et qui est en réalité décor d’un questionnement artistique sur la question de la nostalgie, de la culture et de l’identité. Le projet Heimweh se développe in situ mais n’est pas localisé.
Le corps-chez-soi
« Leur air solennel n’a rien d’un masque : le visage reçoit du corps toute sa signification » [5].
Puis intervient le corps. Ce projet qui en effet concerne le lieu, le supposé manque d’un lieu, donne à l’espace environnant – pourtant méticuleusement choisit et très significatif – le statut de décor. Peu de place est en effet accordée au paysage – l’on ne peut deviner les lieux où ces photographies sont prises – au profit du corps qui joue ici un rôle fondamental. La corporéité de l’artiste se dévoile ainsi d’une image à l’autre mais sans exhibition aucune. C’est le détail des gestuelles et des poses, l’expressivité des mains et des pieds et les inclinaisons expressives de la tête – dont le visage est toujours masqué – qui produisent au fil des images cette familiarité avec le corps, cette familiarité qui est nécessaire au sentiment de Heimat – ce « chez-soi » manquant qui suscite l’expression de Heimweh il faut en effet d’abord l’avoir trouvé pour pouvoir le perdre, puis le désirer. Ce projet artistique semblerait alors puiser son origine dans de l’idée selon laquelle le chez-soi comme lieu n’existerait que comme idéal ; pour jouer ensuite avec ce fantasme du retour tout en suggérant que le corps – l’emballage propre, la peau, la coquille – constitue probablement le seul et unique chez-soi possible.
Freud explique qu’il n’y a que deux attitudes possibles face au caractère périssable de toute chose (la source de la nostalgie) : l’effondrement dépressif ou le refus – le déni, que la réalité se charge de démentir rapidement. La proposition de l’artiste semblerait sous-entendre l’idée selon laquelle une troisième attitude serait possible face à l’irréversibilité du temps et qui consisterait (pour reprendre le terme de Vladimir Jankélévitch) à « saisir la fée occasion » du voyage dans l’ici et le maintenant – dans le hic et le nunc photographique.
L’état de la matière : objets actifs
L’expérience physique des objets que crée Célie Falières et que l’on retrouve d’un personnage à un autre – avec leurs noms audacieusement inspirés du Tarot – l’assemblage à chaque fois différent des mêmes objets (ou presque) renvoie à cette idée d’une réalité que l’on peut agencer, composer, modeler, manipuler et adapter à soi – dans le moment présent. Les objets, qui sont activés lorsqu’ils sont portés, sont désactivés lorsqu’ils retournent à l’état immobile de sculptures : ce sont en effet des sculptures à « usage périodique ». Certaines d’entre elles peuvent être ramenées par l’artiste « chez elle » et d’autres non. La prise de la photographie correspond à la fois au rituel qui est donné, créé par l’artiste pour ses objets et à la création d’un personnage. Il y a ensuite ces objets domestiques, qui ressemblent à des objets utiles mais qui ne le sont pas, puis l’idée de sculptures qui ne soient pas monolithique et figées dans le temps, mais qui impliquent aussi la possibilité de leur propre dégradation. Des œuvres qui peuvent être portées, qui pèlent, qui s’usent ou qui rouillent. Pour son projet Heimweh Célie Falières aborde certaines questions fondamentales – qui traversent les disciplines de l’anthropologie, de la psychanalyse et de la philosophie – de manière inédite. En prolongeant son projet de l’autre côté de l’Atlantique, l’artiste dévoile l’universalité des ces questions, notamment celle du masque et de ses significations ; du lieu dans son rapport au temps, de la nostalgie, de l’être dans le présent et du voyage ; de la peau comme lieu de passage entre le dedans et le dehors ; du port du corps et de ses esthétiques ; et en dernière instance de l’identification, contre-identification et de la renonciation à l’identité et à sa/ses cultures – traditionnelles, populaires et folkloriques.
L’Autre pays
Le travail de Guillaume Barborini se développe en séries, qui sont constituées par des corpus d’œuvres, les séries se succèdent et se suscitent les unes les autres, elles sont à la fois indépendantes et liées, car les projets peuvent se répéter à l’infini et s’enrichir ou dévier pour se redéfinir, se retrouver. L’Autre pays succède à Approche d’une situation, un travail qui était plus abstrait car il se développait surtout autour de problématiques liées à la temporalité. L’artiste travaille actuellement (cela veut dire depuis quelques années) en élaborant des protocoles qui donnent des cartographies singulières au sein desquelles le plan se confond avec son exécution. En faisant intervenir le territoire de manière de plus en plus assumée, son travail adopte une valence politique – accompagnée de l’idée selon laquelle la répétition, le détail et la lenteur constituent des formes de revendication.
L’Autre pays a-t-il des frontières ? Que voudraient-elles dire ? Pour le moment il continue à grandir, sans vouloir devenir spectaculaire, mais au contraire, en restant à l’échelle de Soi. L’Autre pays pourrait être compris comme le monde tel qu’il est digéré par le corps de l’artiste et dont les seules limites, celles du corps, en définiraient les temps de pause, de respiration, de recommencement et de répétition – quand le corps-instrument devient paramètre de l’œuvre. L’Autre pays est également cette idée d’un autre monde, mais dont la singularité réside dans le fait que, pour exister et se déployer, il n’a pas besoin de renverser le monde qui le précède, mais plutôt de l’infiltrer presque sans ne rien toucher – sans laisser de traces – pour faire advenir un autre monde. L’Autre pays pourrait aussi être la singularité de chacun, telle qu’elle peine à s’exprimer, à se trouver, à se glisser dans le monde et à contourner ses propres limites pour pouvoir jouer avec celles qui la limitent, « se chercher soi dans le monde et chercher le monde en soi » dit l’artiste, s’introduire donc au monde en l’apprivoisant selon ses propres termes. Ce corpus d’œuvres constituerait alors des zones de contact entre le monde et le soi, entre un autre monde qui advient (celui que l’artiste propose) et celui qu’il contourne, bifurque, déjoue, sans même avoir besoin de le toucher (le « vrai » monde).
Marcher, pour aller où ?
« L’homme est un irréversible incarné en chair et en os » [6], il est « un temps à deux pattes, qui va et qui vient, c’est un devenir ambulant » [7]. Guillaume Barborini marche pour penser, marche pour marcher, pour ralentir le temps, pour s’ouvrir au temps. Presqu’île est une promenade qu’il mène depuis quelques années, cette fois-ci l’artiste est parti de Dudelange et il a suivi pendant une cinquantaine de kilomètres la direction de son ombre du lever au coucher de soleil – confrontation primitive au cycle du temps –, il a enregistré sa marche guidée par la lumière sur GPS – « rejouer à notre échelle la rotation de la planète » dit-il – et l’a ensuite dessinée à la lumière laser sur papier. La carte que trace la Presqu’île constitue la frontière ouverte de son projet, du corpus de L’Autre pays, elle englobe sans les enfermer ses autres pratiques.
Construire une ruine
Compresser des briques de terre à la main, à partir de terre prélevée sur différents chantiers croisés au hasard de ses déplacements, ne pas aller sur un chantier emblématique, problématique, particulièrement controversé, mais agir là où la vie le contraint d’être et réagir à cette échelle. Remarquer l’appauvrissement des terres qu’implique tout chantier de construction, prendre dans l’espace négatif d’un bâtiment à venir, sur une terre déjà ouverte, une terre déjà extraite à la Terre car « l’épuisement des sols ne permet pas d’enlever plus de terre à la Terre », creuser alors un mur plutôt que de l’ériger, construire en compressant les éléments qui sont déjà extraits de la nature. « Que le mur protège ou emprisonne, il conditionne » dit-il, Microbiologie des ruines constitue ainsi une réflexion sur un objet-mur qui fait à la fois violence et protection, dont l’objectif de séparer est rapidement sublimé et occasion de s’unir. C’est la raison pour laquelle ce mur sera déconstruit (en collaboration avec le public) lors du finissage de l’exposition[8], et reposé quelque part dans la nature – rendre la terre à la Terre, ne pas laisser de traces. Rebâtir le mur dans la forêt pour qu’il s’effrite avec le temps et qu’il disparaisse en ne laissant comme trace qu’un souvenir commun – immatérialité du mur. Se balader avec une brique à la main et trouver dans les briques une revendication poétique, se souvenir de « sous les pavés, la plage ». Il s’agit encore de faire émerger un nouveau monde, mais toujours sans réclamer le détriment de l’ancien. L’Autre pays n’a pas besoin de renverser un monde pour advenir, il traverse, parcourt, pénètre, filtre l’existant et se développe de manière presque invisible. Ces bouts de mur ne sont pas des lignes de séparation, mais des points de convergence.
La sphère qui n’en est pas une
Le premier territoire est un diptyque vidéo. La première vidéo enregistre une marche pendant laquelle l’artiste prélève à chaque pas la terre qui est restée accrochée à ses semelles – celle qui s’est donnée à lui – et il répète ce geste pour obtenir une boule qu’il portera jusqu’à ce qu’elle tombe, devenue trop lourde. L’autre vidéo est un jeu avec cette sphère qui n’en est pas une, avec cette petite représentation du monde qui humblement (et avec un certain humour) se crée à travers le jeu de l’artiste, une manipulation qui s’arrête quand la terre est totalement érodée. « Peut-être que le supplice de Sisyphe commence réellement lorsqu’il s’achève », remarque Guillaume Barborini en souriant.
Être et agir sa pensée
Les dessins sont pour l’artiste ses marches d’hiver, lorsqu’il fait trop froid. Il y a dans sa pratique le parti pris de faire évoluer un geste au fil des séries jusqu’à trouver le geste qui est sien et qui l’accompagne. Travailler à terre, rejouer la Terre est l’exécution de ce geste. L’artiste adopte cette pratique artistique dans sa vie quotidienne, en écoutant une émission de radio le matin par exemple, en attendant le jour, ou pour l’étendre, aussi. Il s’agit de manipuler le stylo bille avec autant de douceur que possible. Chaque dessin représente un jour, le dessin d’une journée peut alors évoquer le travail d’une journée. Ces lignes qui évoquent un sismographe ou un électrocardiogramme sont dessinées les unes au dessus des autres en partant du bas de la page. Petit à petit des déformations se créent et le dessin du jour reprend les déformations auxquelles le dessin de la veille est arrivé. Strates géologiques, montagnes, passages de la Terre au corps, les dessins sont exposés chez l’artiste et se laissent user par la lumière – le temps fondamental du monde, la lumière du Soleil qui passe devant la fenêtre de l’atelier de l’artiste vient progressivement effacer les dessins. Expérience du temps primitif qui vient décrire le temps de l’expérience du dessin, évocation de la multiplicité des temps sociaux (du travail au repos), activité qui rappelle l’acte de « pointer au travail » et qui évoque ce temps artificiel qui rythme la vie de tous les jours. L’insertion de ces portions de pratiques artistiques dans la vie quotidienne constitue pour l’artiste « la possibilité d’un autre temps, de l’expérience, de la considération ».
S’approprier l’Autre en se donnant à lui
Moment de recueillement mais aussi de rencontre, La petite bibliothèque, est une archive que l’artiste constitue depuis 2012. Quand l’artiste lit, il note, retranscrit les idées qui l’intéressent, telles quelles. Exposé dans « la chapelle » de Nei Liicht, ce travail intime n’invite pas à la lecture mais donne la possibilité de lire ce que l’artiste a voulu garder de ses lectures – il entre dans le livre pour nous convier ensuite à entrer dans sa lecture. Et ce partage – qui est une série de gestes – lire, retranscrire, donner à lire – est aussi une série d’appropriations, du silence de la lecture de l’un au silence de la lecture de l’autre. Et après avoir lu La petite bibliothèque de l’artiste nous savons que nous avons quelque chose en commun, sans l’avoir dit.
En négatif, de l’autre côté du mur il y a comme une note : Peupler une poignée de main. C’est une autre manière de trouver des zones de contact, des points de convergence, de susciter des rencontres. Or, contrairement aux tendances du monde de l’art de resauter car c’est « utile », contrairement aussi à la vie quotidienne où nous n’avons le temps que pour les rencontres « nécessaires, obligatoires », cette rencontre qui a eu lieu et dont on voit l’empreinte sans ne rien savoir d’elle, ne « sert » à rien – ni même à créer une œuvre d’art – si ce n’est à l’acte de rencontrer. Comme s’il s’agissait de faire concorder le mot, son signifiant et son signifié, l’acte et son objectif qui n’est autre que l’exécution de l’acte de la rencontre, la tentative de trouver un territoire commun.
Partager un territoire
Il est probable que la rencontre entre les deux artistes ait eu lieu : Litote #2 de Célie Falières créé in situ avec des objets abandonnés sur une route de Dudelange vient se poser face à Travailler à terre, rejouer la Terre de Guillaume Barborini. Célie Falières a choisi un pigment noir d’ivoire qui absorbe : « Il est censé avoir un degré zéro de réfraction de la lumière. Théoriquement, c’est comme si, visuellement, le volume ainsi recouvert devenait un creux dans l’espace ». En langue française, une litote est une figure rhétorique qui consiste à dire moins pour laisser entendre plus.
Sofia Eliza Bouratsis
[1] André Breton, Nadja, Paris, Gallimard, « nrf », 1963, pp. 57-59.
[2] Marc Jimenez, « Une tête de fœtus sur un corps de mouette au Musée des Beaux-Arts de Berne : “Cachez cette chimère que je ne saurais voir...” », propos recueillis par Hurlimann Thierry, L’Observatoire de la génétique, n° 27, avril-mai 2006 (p. 6) : http://www.omicsethics.org/observatoire/zoom/zoom_06/z_no27_06/z_no27_06_02.html.
[3] Edgar Morin, Le Paradigme perdu. La nature humaine, Paris, Seuil, 1973.
[4] Vladimir Jankélévitch avec Béatricev, Quelque part dans l’inachevé, Paris, Gallimard, « nrf », 1978.
[5] Hugo Von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos et autres textes, Paris, Gallimard, « Poésie », 1992, p. 193.
[6] Vladimir Jankélévitch, L’Irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, « Champs », 1983, p. 8.
[7] Vladimir Jankélévitch, « Quelle est la valeur de la pensée bergsonienne », Premières et dernières pages (Avant-propos, notes et bibliographie de Françoise Schwab), Paris, Éditions du Seuil, 1994, p. 85.
[8] Le 18 avril 2018 à partir de 18h30.