L’exposition, pensée et orchestrée par Damien Deroubaix, résulte de rencontres et de visites d’ateliers au Bastion 14, les ateliers de la ville de Strasbourg. L’ancien bâtiment militaire abrite une vingtaine d’ateliers investis par des jeunes artistes,le plus souvent fraîchement diplômés de l’École des Arts Décoratifs. L’artiste et commissaire a souhaité réunir 6 femmes artistes, dont 5 d’entre elles travaillaient au Bastion 14 et une était en résidence à Meisenthal.
Bastion !
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Texte par Sofia Eliza Bouratsis
Elles pourraient être un collectif au sein duquel chacune travaille individuellement tout en étant reliée aux autres. Mais tel n’est pas le cas, les six jeunes artistes qui participent à cette exposition ont été réunies par l’artiste et commissaire Damien Deroubaix. Cinq d’entre elles (Aurélie de Heinzelin, Célie Falières, Camille Fischer, Caroline Gamon et Gretel Weyer) ont été, ou sont encore, en résidence au Bastion 14,? les ateliers de la ville de Strasbourg, et Giulia Andreani était au moment de la conception du projet en résidence à Meisenthal. Le Bastion 14 est un ancien bâtiment militaire transformé en ateliers qui accueillent des jeunes artistes, souvent fraîchement diplômés de l’École des Arts Décoratifs de la ville. Les couloirs y sont longs et la communication difficile, les artistes se sont donc rencontrées pour la première fois au sein de ce projet qui a déjà voyagé (1). Leurs pratiques sont indépendantes et pourtant … un lien étonnant se crée entre leurs démarches, une humeur. Une humeur au courage, à la recherche, au rêve, au désir, au dire-franc, au détournement de la fable, à l’aller jusqu’au bout, mais pas seulement pour dépasser telle ou telle limite comme c’est si souvent le cas dans l’art contemporain. L’humeur transmise par l’exposition est en effet audacieuse et sensible, travaillée avec sérieux et humour, déterminée dans la peinture figurative et les esthétiques baroques ou psychédéliques qui ne sont pas exactement dans l’air du temps ; elle est également engagée dans des perspectives critiques, à la fois féministes, dionysiaques et méditatives qui se complètent. Bastion ! devient ainsi un univers fait de disciplines et de mondes différents, et maîtrisés. Beau chemin que le spectateur peut commencer dans l’une ou l’autre galerie (2) et qui pour ce texte se fera par ordre alphabétique…
GIULIA ANDREANI
Miss Europa ouvre le bal. La peinture date de 2013, mais tout porte à croire que son sujet restera actuel pour encore longtemps – aussi bien politiquement que socialement parlant. Les liens entre ces femmes, cuisses et épaules dénudées, qui bombent leurs bustes et retiennent leurs ventres vers l’intérieur afin d’être plus belles pour la photographie, apparaissent effectivement comme étant aussi puissants que les liens de solidarité actuels entre les pays européens. Les miss se ressemblent beaucoup entre elles mais on dirait qu’elles ne peuvent le voir, ce qui les différencie est surtout le nom de chaque pays qui est inscrit sur les bandeaux qu’elles portent. Surprise ? La Grèce est par terre. Étonnant ? Les autres la méprisent, feignent de l’ignorer ou, encore, l’observent sans bouger – comme quand on essaye de ne pas voir un malheur qui peut nous arriver à nous aussi. L’Italie quant à elle ne sait plus vers où tourner son regard et le pays qui est à côté de la Hollande porte un masque pour le moins terrifiant… Photographie imaginée de la famille européenne sous… « son plus beau jour » ; et représentation de la gente féminine, sous l’un de ses angles les plus superficiels, les plus communs et les plus torturés. Car l’image de la femme la présumée la plus belle et la plus bête (le modèle) est pourtant de celles qui suscitent le plus de fantasmagories, d’angoisses, de mimétiques et de modes du corps contemporain et reste donc des plus populaires. Ces corps qui « doivent être parfaits » et hantent la vie des femmes – et les fantasmes des hommes – deviennent ainsi une parodie de l’Europe qui s’éloigne constamment de ses idéaux fondateurs. Sous la beauté de ces femmes se cache symboliquement la souffrance de l’image du corps (3) comme sous la beauté de la paix européenne se cachent les guerres passées et à venir…
Le lien sous-entendu entre la politique et la corporéité traverse tout le travail de Giulia Andreani. À Dominique Lang l’on découvre également une série des huit toiles titrée Forever Young (2012). Ces visages candides de jeunes hommes sont ceux de futurs dictateurs. Comme l’explique l’artiste, sous la fierté et l’innocence est dévoilée « l’horreur [à venir] dans sa dimension affective », intimiste, prématurée. Car ces visages de jeunes hommes, sauf quelques ressemblances que nous ne décernons une fois au courant du projet, sont des jeunes hommes « comme les autres ».
Face à ces hommes mauvais, a lieu un basculement : Damnatio Memoriae II (2015). La femme musclée n’a en effet pas l’air d’avoir des difficultés à porter ce pianiste avec son piano et son air perdu un peu hébété… Cette peinture fait partie d’une série de tableaux concernant les opérations systématiquement mises en œuvre par les différentes civilisations pour effacer le souvenir de tel ou tel événement historique. Question qui revient souvent dans le travail de l’artiste et qui, pour ce projet, s’est aussi bien inspirée de pratiques de l’empire romain que de la destruction actuelle du patrimoine culturel syrien, des autodafés, que des bûchers de livres en Allemagne et Autriche nazies. Or ici, il n’y a pas d’acte de destruction mais plutôt une démolition évoquée par cette structure bancale au sein de laquelle une femme forte est entrain de porter un homme. C’est une interprétation ironique de l’histoire de la soumission féminine et où la femme devient une strong Woman, nouvelle femme hybride. Inspirée aussi par la lecture de la King Kong Theory de Virginie Despentes – d’où le sous-titre du tableau, KKG, qui fait allusion à King Kong Girl – et où le gorille revête des deux sexes, « ou même de tous les sexes ». L’ironie allégorique est parlante. La domination masculine n’est pas renversée par le pouvoir féminin, le pouvoir féminin ne devient pas « soft », il est plutôt représenté comme puissance sous-jacente en devenir.
On retrouve une forme d’allégorie dans sa série de portraits F.O.M, I, II, III, IV, V (2014-2015) à Nei Liicht. F.O.M. est l’acronyme de Family of Man, l’exposition historique que l’on connaît bien au Luxembourg. L’exposition d’Edward Steichen au MOMA en 1955 est la première grande exposition de photographie de l’histoire de l’art. L’artiste, qui travaille sur la question du groupe et de la famille, a découvert le catalogue de l’exposition chez son grand-père. Invitée à participer à un projet de musée itinérant en Île-de-France (4), elle choisit de travailler sur les portraits de famille qui hantent les maisons à travers les générations. En étudiant parallèlement le catalogue de Family of Man, Giula Andreani décerne au fil des photographies une expression de l’impérialisme américain – et plus précisément, de l’idée de ce qu’est la famille américaine à cette époque. Le catalogue de Family of Man véhicule aux yeux de l’artiste l’Amérique victorieuse, peu après la deuxième Guerre Mondiale. Sous la gloire gît le déclin, la petitesse de l’être humain, l’image du pouvoir, que l’artiste inverse en recomposant les éléments à sa manière. L’artiste remarque les différences entre la famille (probablement texane) aisée et la famille sicilienne « misérable », ou celle afroaméricaine un peu caricaturale ; et elle crée des liens fictifs entre ces personnes au sein de son œuvre. Les visages de personnes qui dans la vie réelle n’avaient que des rapports très limités sont ici mis les uns à côté des autres : les liens stricts de l’époque sont désolidarisés au profit de proximités que la peintre invente. Giulia Andreani le dit d’ailleurs clairement : « La peinture aura le dernier mot » ! De la propagande à la critique, des oubliettes des archives poussiéreuses à toile contemporaine, le travail de l’artiste peintre est aussi celui d’une chercheuse, ou plutôt d’une dénicheuse de petites histoires qui dévoilent les grandes. À travers ses montages maîtrisés, désinvoltes et travaillés, elle compose.
Le caractère quasiment monochrome de la peinture exigeante de Giulia Andreani lui donne une puissance particulière. Presque toutes ses toiles sont faites en gris de Payne qui, comme elle l’explique, « est une couleur inventée par un paysagiste britannique du XVIIIème siècle, William Payne, un gris bleuté avec un peu de rouge et de terre, la couleur de l’ombre et de la brume. Il est ma façon de rester ancrée dans les images que j’utilise comme source, toutes en noir et blanc. Dans mon travail, la couleur serait trop bavarde » (5). Face à ses peintures, qui sont parfois comme des négatifs, l’on ressent ce mouvement du passage – si maitrisé – de la photographie à la toile, de l’agitation de la fouille dans les références, les sources et les documents difficiles d’accès au calme de la composition créatrice. On ressent la mise à l’épreuve des différents niveaux de réalité et la suggestion de réfléchir aussi bien à l’histoire (Grande ou petite) qu’à ses interprétations, ses silences (blancs) et ses dévoilements (gris de Payne).
L’univers de Giulia Andreani est complexe : à l’immédiat du plaisir esthétique succède une prise de conscience – du présent à travers le passé. Mais aussi, en problématisant les interprétations de l’histoire, l’artiste pose également la question de la peinture aujourd’hui – de son « inactualité » toujours actuelle. Ce travail sur les figures de l’histoire n’est donc pas consacré au passé mais, au contraire, il le réactive en l’engageant dans les constellations d’une contemporanéité, voire d’une diachronicité, pour le moins bouleversantes.
CELIE FALIERES
Méditation et catastrophe. L’artiste construit des phrases. Les installations sculpturales de Célie Falières se composent, se décomposent et se recomposent « selon ce qu’il y a à dire à un moment donné », exactement à la manière d’une phrase qui est une combinaison précise de mots. Les objets de l’artiste deviennent ainsi comme des mots, leur sens change selon la manière dont ils sont maniés. Inspirée par Virginia Woolf, qui a souvent exprimé l’inadéquation, l’instabilité sémantique et la capacité des mots à échapper à leur propre sens – leur manière d’échouer, en quelques sortes – l’artiste travaille des éléments qui à un moment donné ne peuvent que lui échapper. C’est la raison pour laquelle elle choisit la céramique, l’argile, la cire, le pigment non-fixé, et d’autres matières rebelles au contrôle absolu. Lors du processus poïétique adopté par l’artiste cet échappement n’est en effet pas un échec ; au contraire, il est recherché précisément pour ce qu’il est. Cette fuite subtile et naturelle de la matière constitue le point de départ de l’œuvre – ou plutôt, intégrée comme partie prenante du processus poïétique, c’est cette minuscule imprécision qui mène le jeu créatif. Ce sont probablement ces détails presque imperceptibles qui donnent au travail de Célie Falières ce caractère : précision, clarté et calme, méditatif.
Virginia Woolf parle de la difficulté de traduire une pensée en mots (6). Elle caractérise ensuite cette traduction à la fois comme une imperfection et comme une nécessité. Ces bouleversements presque imperceptibles du passage d’une pensée au langage écrit suffisent, explique l’écrivain, à provoquer lors de la traduction non pas une catastrophe ou un effondrement de l’idée originaire, mais une transformation, si infime soit-elle, du sens. C’est également ce que signifie la théorie mathématique de la catastrophe. La catastrophe en mathématiques correspond précisément au moment pendant lequel une fonction change de direction. Et c’est exactement ce que Célie Falières met en œuvre pour sa pratique. L’artiste choisit des matières dont elle exclue la maîtrise absolue, car elle cherche le dévoilement de l’œuvre à travers cet échappement même : cette succession d’approximations minuscules, aboutira à un moment donné à une certaine justesse. Justesse de la matière, indescriptible par les mots ; et état de la pensée inaccessible au langage. Bien plus subtile qu’une comparaison aux jeux de mots donc, sa démarche se construit en travaillant le détail de l’imperfection des mots et de leurs imperceptibles variations, mais à travers l’état de la matière.
En langue française, une litote est une figure rhétorique qui consiste à dire moins pour suggérer davantage. L’expression devient alors tout aussi puissante que l’idée exprimée, et elle la renforce. Pour son installation homonyme à Dominique Lang, Célie Falières a choisi un pigment noir d’ivoire : « Il est censé avoir un degré zéro de réfraction de la lumière. Théoriquement (et visuellement), c’est comme si le volume recouvert par ce pigment devenait un creux dans l’espace ». Cuite à basse température, l’argile reste poreuse, elle retient le pigment. Mais l’artiste ne le fixe pas, et l’objet échappe à l’artiste. Elle doit donc, pour chaque exposition, remettre du pigment sur ses sculptures : à travers ce rituel nécessaire, l’œuvre se répète et se recrée, différente à chaque fois, et à l’infini. Au fil du temps, ce que l’œuvre dit – la phrase – diffère inévitablement de ce qu’elle disait au départ. Pourquoi ne fixe-t-elle pas le pigment ? « Parce que ce ne serait plus un pigment pur, mat, poudreux et absorbant ». L’artiste garde cette instabilité de la matière qui continue à réagir et qui rend l’œuvre inachevée et infinie à la fois – et pourtant si complète, entière et juste. Absorption et méditation qui induisent également une sensation de pesanteur. Le noir est aussi une couleur funeste, une trace du feu qui incendie. À l’image de la catastrophe mathématique, qui presque imperceptible et pourtant fondamentale pour le devenir du problème ; la catastrophe dans l’œuvre est belle, lente, calme et essentielle.
Les peintures de fumées des volcans (Nuées, 2014-2015) sont des extraits de catastrophes qui ont déjà eu lieu. Ces fumées sont « fixées » sur le papier, mais tirées hors temps et hors espace. Il n’y a que la fumée, on ne voit ni le volcan, ni le paysage, aucune indication ne nous permet de distraire notre attention de la forme de la fumée. Comme des ex-voto peints… ces paysages apocalyptiques dont le paysage a soigneusement été ôté, donnent l’impression d’une catastrophe en suspension dont on peut uniquement admirer la beauté.
Cette ambiance apocalyptique caractérise également les installations Still Life 1&2 (2015). Plutôt que des natures mortes, elles évoquent des vanités. Objets creux, pour la plupart créées, ou trouvés et travaillés ensuite. Le coquillage a été vêtu de cire, le cèdre a été brûlé et il sent bon. « Cette version est sage », explique l’artiste en pensant à une installation précédente au sein de laquelle de la nourriture était posée parmi les objets et à la fin du vernissage les visiteurs ivres déposaient leurs restes dans les sculptures. Rituel différent que celui proposé ici par Célie Falières et pendant lequel les personnes mangeaient dans la composition – ils s’appropriaient de la phrase. Cette fois-ci il n’est pas tant question d’un festin unique que d’un vécu du memento mori. Catastrophe jouissive par le plaisir des sens : l’on a envie de toucher, de caresser les objets.
Sage et silencieuse, l’installation Hélas, 2015, ressemble elle aussi à une mort : celle d’une biche posée sur une pierre tombale molle et qui est gardée (ou observée) par un petit être qui médite. « Je cherche mes mots » dit l’artiste qui en réalité nous suggère de nous laisser absorber par les pensées suscitées par ses compositions et de tisser nos propres mots, de construire nos propres phrases. Et de ne pas les envoyer sur une carte postale Fog… mais plutôt de les laisser s’éteindre dans l’espace – intérieur, méditatif – et sur l’œuvre. Comme ces broderies subtiles qui modifient le paysage : traduction – imparfaite et nécessaire, encore. Puis passage : vers un monde qui à chaque fois est autre. Célie Falières propose une respiration : de la matière, des mots, de la pensée. Et cette respiration est esthétique dans tous les sens du terme.
CAMILLE FISCHER
Hédonisme dionysiaque, ambiance baroque psychédélique, poésie baudelairienne et autres ivresses constituent le monde assumé et libre de l’artiste. Elle le dit avec humour : elle voudrait réaliser une œuvre totale, partant de l’ornement à la parure et arrivant aux mouvements (visibles et invisibles) du corps en passant par les cinq sens. L’artiste qui crée des vêtements, des bijoux, et des installations en réalité synesthésiques, des performances, des dessins et des objets, est aussi bien inspirée par la mythologie grecque (Zeus qui relie avec ses doigts le monde des dieux à celui des humains est représenté dans le travail de Camille Fisher par la championne d’Europe de Pole Dance qui sensuellement crée à son tour le lien entre les mondes humains et surhumains dans SunsetSplit) ; que par Novalis, ou Sonia Delaunay qui fabriquait des univers totaux : à la fois les costumes, les peintures et la scénographie, par exemple d’un spectacle des Ballets Russes (Les Baigneuses, 2015). C’est précisément la complémentarité des univers à priori éloignés que l’artiste choisit d’unir, de mettre en dialogue et auxquels elle invite le spectateur à s’immerger, qui crée cette énergie si singulière caractéristique de son travail.
Exemple : un élément fondamental, le tissu, devient un principe actif que l’artiste conçoit et propose comme un passage – entre le paysage, le monde social, extérieur, habillé et la peau, le monde nu, transpirant, intime et intérieur de chaque personne. La mode est omniprésente dans la démarche de l’artiste qui fabrique des habits pour ses performances mais dont les motifs sont d’abord gravés sur bois pour ensuite être transposés sur patron (la forme sculpturale de l’habit) : autre passage du monde réel à celui imaginaire, excessif et enivré de l’art de Camille Fischer. Elle l’exprime ainsi : « L’idée quand elle n’est pas encore exprimée, dans son état pré-formel, chaotique, nébuleux, a quelque chose de magique, d’infini, une force irréductible. […] Travailler sur la symbiose de l’être et du monde, mettre en place des systèmes esthétiques, sensoriels et poétiques pour créer les conditions d’une expérience ».
C’est ce qui explique ses papiers peints qui recouvrent la totalité de l’espace et décorent de grandes surfaces derrière ses dessins, c’est la sensation que transmettent les fleurs fantaisistes, les bassins, normalement remplis d’absinthe (7) (l’alcool qui rend tout le monde fou). L’atmosphère humide crée un continuum d’ivresse dans l’esprit et d’images dans l’espace avec tout qui se reflète dans tout. Nymphes, Cariatides, femmes serpentines et femmes-serpent (symbole à la fois du mal et de la puissance féminine) ou encore les femmes fontaines de ses performances qui portent des costumes à travers les seins desquels elles servent de l’absinthe aux spectateurs (SunsetSplit). « Au bout d’un moment tout le monde est ivre, et quand tu es ivre tu absorbes mieux le monde [et, l’artiste ajoute dialectiquement que] réciproquement tu te dilues dans le monde » : l’univers de Camille Fischer est ouvert sur l’interdit, le désiré, le plaisir profond des sens. La catastrophe provoquée par l’alcool est, cette fois-ci, amenée par le sein féminin (qui symbolise la vie). Inversements baroques, exubérants et joueurs qui, si l’on mangeait les fleurs dessinées, les Datura, l’on expérimenterait différemment puisqu’il s’agit de fleurs hallucinogènes. Mais l’univers de l’artiste nous absorbe, une fois entrés dedans l’on plonge dans le détail de chaque dessin et on en ressent les mouvements.
Camille Fischer n’a pas peur d’aller jusqu’à son bout. Elle propose en quelques sortes un moment où tout serait permis : par exemple de prendre comme les enfants la terre du monde et se la coller au visage (unir à nouveau l’Homme et la nature) ; par exemple de passer sa vie à suivre le soleil. Comme dans le film Endless Summer (Bruce Brown, 1966) où les protagonistes font le tour de la planète au rythme du soleil afin de pouvoir surfer. Camille Fisher crée à ce sujet TheEndlessSummer, 2014 un totem sans tabou, une planche de surf à l’esthétique mi- Art Nouveau mi- Stone Age – un menhir provocateur car il rappelle que la joie estivale, la liberté de la plage et de la fête qui pourraient exister en continu, tout le temps. Elle est posée là ; à même le sol, l’on voudrait la prendre et s’enfuir.
Il y a aussi cette invitation constante à danser, à s’onduler et se laisser charmer, comme dans les rituels orgiaques des Bacchantes… pour mieux exister dans notre époque si froide, réglée et rigide. L’installation Mir à Dominique Lang invite précisément le spectateur à se mirer à travers une situation qui, tout en évoquant Narcisse qui se reflète dans l’eau et se laisse prendre par son reflet, propose aussi de devenir un et de s’unir avec la nature. Union qui s’opère de deux manière distinctes: mon reflet est visuellement incorporé au monde de l’artiste entouré par le paysage créé ; mais aussi, je plonge dans le bassin psychiquement, j’y suis déjà, car mon corps est lui-même de l’eau. SnakeKiss, le cocktail offert par l’artiste lors du vernissage dans de longues pailles serpentines était une invitation à cette expérience: par l’ivresse et par l’intériorité. On pouvait alors boire l’œuvre et se laisser remplir par son énergie vitale. La proposition est totale – onirique, fantasmatique et qu’on l’admette ou non, profondément archétypique.
AURELIE DE HEINZELIN
Est-elle dark, rêveuse, surréaliste ? Entre le gore joyeux et une sagesse un peu noire Aurélie de Heinzelin raconte des histoires – ici de couples. « J’ai une série de couples, dit-elle. Ils sont toujours deux, ou un hybride du “deux” : un et demi, deux et demi, trois ou presque, deux qui deviennent un [La Mort, 2013] ». Les couples sont parfois des couples d’amis, parfois des couples fictifs (Dominique sur un cheval, 2015 ou Dominique et Xandre, 2015).
La peintre se bat pour la peinture si difficile à faire admettre au monde de l’art de nos jours habitué à l’esthétique froide hyper-technologisée. Aurélie de Heinzelin construit des mises en scène avec des modèles qu’elle prend en photographie avant de peindre. Ils portent parfois des costumes achetés à l’Opéra de Strasbourg où elle travaille – Deux personnages (en costume d’opéra et masque), 2014 ; Dominique sur un cheval, 2015 – ; parfois l’homme porte la robe de la femme, ou un chien devant son membre, chien qui n’a plus de pattes et qui devient un avec l’homme. Ces hybridations surgissent peut-être des rêves que l’artiste note et peut-être aussi de la composition elle-même. Ce qui explique (peut-être) que pour Maëlle avec les jambes de Laurent, 2016, il ne reste plus que les mollets et les pieds de Laurent.
Sa peinture, clairement inspirée de l’expressionisme allemand, joue d’un humour à la fois joyeux et macabre : rires éclatants et yeux qui sortent de leur orbite, femme couleur cochon et homme serein vêtu d’une robe, femme qui « pète le feu », position sexy, sur le visage d’un ancien amant sur lequel elle marche… Les êtres s’hybrident et l’on ne sait plus quel membre appartient à qui, quel rire est terrifié et quel est heureux. Ce trait de main si sûr de lui, et à juste titre, nous emporte dans ces couleurs qui apparaissent du fonds du tableau. Ces jeux de couleurs nous absorbent et nous guident dans l’image, ils donnent les protagonistes de chaque histoire.
Ses titres quant à eux sont pragmatiques, car il n’est pas nécessaire, comme l’artiste l’explique, « d’ajouter une couche d’histoire ». Ils dévoilent la présence parfois récurrente des mêmes modèles et parfois leur apparente absence. À la manière habile et libre dont les couleurs sont maniées, surgit ensuite la lumière. Mais la réponse aux questionnements posés par chaque toile, reste toujours secrète. Car c’est une autre vie que l’artiste vit dans ses tableaux : « libre de toute morale. Si je suis sage et bien élevée dans la vraie vie, plus que polie en société, dans ma peinture je veux me “dé-polisser” ».
Situations surréalistes paradoxales : un couple d’hommes nus qui gambade heureux dans les nuages – mais dans le monde occidental ne sommes-nous pas considérés comme morts si l’on est dans les nuages ?
Il y a ensuite cette obsession en noir et blanc avec Otto Dix, Aurélie de Heinzelin trinque avec lui, elle cuisine son fils, puis la femme de Dix l’étrangle avant qu’elle ne se fasse un double autoportrait qui se tire les cheveux. Ou un autoportrait au sein duquel, l’air d’une nana « marrante », elle mange une cervelle, « elles sont belles à dessiner les cervelles », dit-elle, l’air de rien. On la retrouve ensuite en bonne sœur en compagnie de Dix : « Oui, j’aime bien les bonnes sœurs, elles ont des tempéraments extrêmes et intéressants, notamment dans la littérature (et dans l’histoire de l’art), ce sont des personnages intrigants ». Contradiction intéressante : cette ambiance d’excès et impression de spectacle, ou de carnaval – car on ne sait pas toujours qui est qui, et qu’est-ce qu’il dit au juste –, ce jeu avec l’extrême est manié avec précision. Le geste de la peintre, lui, sait. L’artiste joue et dévoile au spectateur uniquement ce qu’elle veut.
Corps grotesques, confusions joueuses, ambiguïtés inquiétantes et jouissives. Mises en scène au sein desquelles les instincts s’évadent vers les fantasmes du rêve, de l’interdit, du drame heureux ou de la terrible quotidienneté. Aurélie de Heinzelin n’a pas peur de peindre.
CAROLINE GAMON
L’artiste qui fait beaucoup de dessins pour la presse peint également sur bois. Elle aime attirer l’attention sur des lieux marginaux, abandonnés ou en phase de l’être. Si l’humain est absent de ses peintures, l’on sent immédiatement sa présence, son passage.
Hourvari, est la peinture qui se trouve à Dominique Lang. Ce mot étrange désigne un principe de chasse selon lequel – aussi bien le chasseur que la proie – retournent sur leurs pas afin de brouiller la piste des odeurs pour leur adversaire. Le thème du tableau est inspiré du roman de Moacyr Scliar Max et les fauves. Il y est question d’un homme juif qui fuit l’Allemagne et le mari nazi de son amante car sa vie est en danger. Il se retrouve finalement caché dans la jungle, au Brésil. Or, pendant tout son chemin il est poursuivit par les fauves (les nazi) et lorsqu’il arrive dans la jungle profonde et sauvage, lorsqu’il n’y a qu’une seule maison qui peut lui offrir accueil et abri il découvre qu’elle appartient au mari de son amante. Les couleurs, les formes, l’ambiance laissent déjà présager une inquiétude : ce qui au premier abord ressemble à un cours d’eau, qui pourrait tout simplement être une flaque de pluie, est ici rouge pourpre – couleur du sang frais.
À Nei Liicht Caroline Gamon présente une série de différentes nuits (peintures sur bois toujours). Il s’agit d’un projet qui est encore en cours de réalisation : il y aura au total 40 nuits, 40 jours et des sculptures. Ce projet est inspiré de la Genèse que l’artiste aime lire comme un conte. Ici le Déluge, le Nocturne est rapproché de l’idée de l’échec ou de l’abandon. Réflexion dédiée à notre époque où ce qui est « mauvais », ambigu ou difficile à comprendre est vite abandonné, laissé à son propre destin ? Peut-être. Évocation également du regard de l’enfant, aux yeux duquel, même si toute la cruauté du monde a été censurée des contes qu’on lui a racontés, la peur reste, l’imagination travaille toujours et… l’ombre d’un arbre peut devenir menaçante, si menaçante, que l’enfant, pour se protéger deviendrait cruel. L’on ne sait pas, face à ces peintures, si nous sommes juste après ou juste avant le Déluge. Tel est le jeu…
GRETEL WEYER
L’innocence existe-t-elle ? Telle est peut-être la première interrogation qui surgit face au travail de Gretel Weyer. Car pour l’artiste il n’est pas question de raconter des histoires mais plutôt de penser un moment choisi dans un conte, une fable ou une farandole – le moment qui l’intéresse. Les enfants, qui à première allure sont « gentils », les enfants-modèles, sages et doux revêtent ici d’une inquiétante étrangeté qui rappelle plutôt les enfants de The Shining de Kubrick. Face au travail de l’artiste, l’on se demande donc s’ils ont fait quelque chose de « mal » qui vient d’être dévoilé, où s’ils sont victimes d’une situation dont ils transmettent le message. Avant d’arriver à ses fragments de contes que Gretel Weyer choisit d’exprimer, l’on sent les recherches qu’elle a réalisées afin de retrouver les diverses versions des contes classiques et de dévoiler les censures qui les ont travesties. Son travail est l’aboutissement d’une réflexion sur les discours énoncés aux enfants dès leur plus jeune âge, sur les impacts de cette figure rhétorique intégrée à notre mode de penser dès la tendre enfance et sur notre envie d’entendre encore et encore la même histoire. L’artiste vise à mettre en évidence, sous forme d’interrogation ouverte, la cruauté impliquée ou censurée dans les jeux et les contes pour les tout petits. Il ne s’agit ici ni d’une célébration « sucrée » et « rose » de l’enfance, ni d’une critique de tous les contes (même si l’émerveillement de l’artiste pour les histoires pour enfants est évident), ni d’un questionnement théorique : il s’agit plutôt d’une approche questionnante, émerveillée et consciente de l’impact que chaque histoire contée peut avoir. Au fur et à mesure du regard, sous la légèreté apparente des aquarelles ou des sujets, sont dévoilées des situations cocasses et énigmatiques…
Ainsi Jambe jambon, à l’entrée de Dominique Lang qui évoque l’enfant-ogre. La table est servie, quelque chose est là et ceux qui ont faim peuvent déguster. Puis cette cuisse de jambon est enfin dévoilée jusqu’à son extrémité : c’est la cuisse d’une petite fille transformée en jambon. La table est mise mais la faim est coupée. Situation inconfortable pour celui qui voudrait s’asseoir à table et lire l’histoire de ce jambon-enfant comme un livre : il n’y a pas de chaise. Ce sont ces limitations qui créent l’œuvre, l’on ne connaîtra ni le début ni la fin de l’histoire… reste à l’imaginer, debout, face à l’énigme.
Un jour son prince est à son tour une abondance d’illusions qui deviennent désillusions. Et pourtant, les crapauds brillent. Mais la magie n’a pas eu lieu, ils ne se sont pas transformés en princes charmants. Ils sont là, plusieurs, entassés par terre dans ce saut de sorcière. Et quelque chose de l’humour de l’artiste qui choisit de poser ces princes en devenir ratés à même le sol rend la situation agréable : ils prendraient trop de place dans l’espace d’exposition s’ils devenaient tous de vrais princes. Ils sont peut-être mieux sous forme de crapauds (brillants).
Les aquarelles quant à elles – projets de sculptures en devenir ou pas – sont autrement inquiétantes. La petite fille bien rangée qui cache mal derrière son dos les têtes de chats soupées et percées par des bâtons ; la petite fille – inspirée de Magritte – qui a peut-être mangé le corbeau (ou qui tout simplement s’est mordu la lèvre ?) ; les trois grâces cornues et sans yeux donnent le ton : l’on est dans un monde à la fois doux et monstrueux. Des éléments de l’histoire de l’art réinterprétés viennent apporter le ton rassurant de l’étude (l’enfer de Bosch, des natures mortes de Courbet ou Gioto), les proportions non-gardées peuvent faire penser qu’il s’agit d’un jeu, les traces discrètes et visibles d’essais de couleur laissées par l’artiste sur le bord des feuilles rappellent qu’il s’agit d’un univers créé : et pourtant l’angoisse est à son apogée. Sentiment étrange car rien ne prouve qu’il s’est passé quelque chose de « mal ». D’ailleurs, quel est le « mal » ? À partir de quel âge un enfant (ou un adulte) est-il conscient du fait qu’il peut provoquer de la douleur ? Cette femme qui se recueille et cache des cadavres sous sa robe donne l’impression d’être inondée par une compassion absolue pour ces bêtes mortes, l’on pourrait dire qu’elle est entrain de se recueillir sur les cadavres – après les avoir tués, ou pas. En réalité tel est l’enjeu, comme le précise l’artiste : « Je ne connais pas la fin de l’histoire, ce n’est qu’un moment précis de son déroulement qui m’intéresse. À vous de vous raconter l’histoire qui vous semble être en adéquation avec l’image et à réussir à la justifier ». Frisson et chaire de poule, l’imaginaire est déclenché, car rien de ce que l’on voit ne clarifie ce qui a eu lieu…
Peur ? Peur-sans peur. Regard parfois cruel. Comme le sont les enfants qui lors du jeu mexicain « La Piñata », yeux bandés, essayent de frapper l’animal en papier mâché qui est suspendu, normalement par une corde à un arbre. L’animal est rempli de bonbons. L’enfant qui réussit à le faire craquer gagne : il peut manger les bonbons.
Ton tour est terminé, la sculpture de Gretel Weyer dont le nom provient de la chanson que chantent les enfants à celui qui, à l’aveugle, essaye d’atteindre l’animal, est quant à elle en céramique. Et elle l’est presque dans sa totalité : les bonbons multicolores que l’on a envie de manger le sont. Il n’y a que la corde à laquelle l’âne était accroché qui est en chanvre et qui est rattachée autour de l’animal avec un nœud de pendu. Ici le tour est terminé car la corde a lâché. Ne dépasse que le fil qu’il y a au centre de la corde et autour duquel elle est tissée : l’âme de la corde. Elle aussi, sans yeux.
…
Rêve, fantasme, baroque, surréalisme, psychédélisme, séduction, histoire, critique, fables, désir, interdits, provocations, invitations des sens, ses six démarches artistiques, à la fois audacieuses et maitrisées, nous proposent tant de sensations et de réflexions possibles, sans s’empiéter les unes les autres, au contraire en se renforçant dans leur puissance à la fois travaillée et libre. Le lien entre les œuvres est surprenant car il est à la fois évident et pas évident, les œuvres de chacune de six artistes sont en dialogue – et en équilibre – les unes avec les autres sans même parler le même langage esthétique, et ce dialogue est profond.
NOTES
(1) Du 8 au 30 novembre 2014 à ARToPie à Meisenthal et en octobre-novembre 2015 à la Galerie des Hochschule dez bilden den Künste Saar à Saarbrücken.
(2) À Dominique Lang les travaux sont dans un beau dialogue réussi les uns avec les autres et à Nei Liicht chaque artiste a son propre espace.
(3) Paul Schilder, L’Image du corps. Étude des forces constructives de la psyché, Paris, Gallimard, p. 290.
(4) Invitée par les Ateliers Laffy pour le Musée Passager 2015 en région parisienne.
(5) Propos de l’artiste recueillis par Emmanuelle Lequeux, in « Giulia Andreani. Les visages de la mémoire », Quotidien de l’art, N°525, 17 janvier 2014.
(6) Célie Falières cite son entretien du 29 avril 19è3 à la BBC : « Words fail me ».
(7) Et l’artiste d’évoquer que l’absinthe tient son nom d’une étoile : « Le troisième ange sonna de la trompette. Et il tomba du ciel une grande étoile ardente comme un flambeau ; et elle tomba sur le tiers des fleuves et sur les sources des eaux. Le nom de cette étoile est Absinthe ; et le tiers des eaux fut changé en absinthe, et beaucoup d’hommes moururent par les eaux, parce qu’elles étaient devenues amères. ». Apocalypse de Saint Jean, 8 verset 10 et 11, version Louis Segond, 1910.