Exposition dans le cadre de l'EMOP
Serge Ecker
murmurare
« Recommencer l’utopie d’une terre vierge », c’est l’un des paradigmes de Bert Theis, et c’est l’une des dimensions du travail de Serge Ecker, qui consiste non pas à documenter les ruines mais, partant du paysage, à observer et capturer les traces de survivance.
Ces traces qui disent la résilience de la nature et qui, en même temps, racontent l’humain qui n’a eu de cesse de façonner/exploiter ladite nature mais qui a déserté. Dès lors que l’humain n’est plus visible mais persistant toutefois comme un fantôme, qu’advient-il de la nature, ou plus largement de l’environnement, de ses lieux et non-lieux? Tout le propos oscille donc entre ces deux antinomies chères à l’Histoire de l’art, à la philosophie aussi, à savoir : l’absence – ce qui a disparu mais n’est néanmoins pas perdu (selon Sartre) - et la présence, sujet existentiel de la photographie, médium par essence de la révélation, en raccord aussi avec la théorie de Roland Barthes dans La chambre claire : la photo ne dit pas d’abord ce qui a disparu mais ce qui a été.
Avec la photographie, Serge Ecker revient à ses amours premières, surtout murmurare correspond à un moment charnière de son parcours d’artiste toujours inquiet quant à sa légitimité – un questionnement qui se répand comme un poison dans la sphère artistique -, et particulièrement anxieux quant à la marche du monde, quant à la vulnérabilité, au transitoire du vivant.
Toute la singularité de murmurare tient ainsi dans le miroir, dans ce que la Nature majuscule est une projection de la nature personnelle de l’artiste Ecker, de son vécu, tiraillé entre l’abandon, le manque, la fragilité, l’imposture, aussi entre le tragique, l’humour et la critique. C’est une sorte de quête de soi, mais, en même temps, en incarnant les effets de l’absence ou la réalité de la présence, la photographie dépasse le témoignage intime pour questionner l‘anxiété de notre temps : murmurare a donc une portée universelle ou, déjà, collective, en tout cas socialement engagée. Pour autant, pas de collapsologie, ni de ton moralisateur, mais de la réconciliation de l’hier et du présent, de la conjuration et de l’apaisement, du sensible mâtiné de résignation.
« Il nous revient en propre de maintenir la balance. (…) Répondre des traces qu’on répand. Rattraper et assumer toutes nos présences abandonnées. S’occuper des suggestions de nous-mêmes que portent nos absences. Pour que tout ne s’écroule pas » (dixit Guillaume Barborini, dans Depuis trente-deux pierres, 2020).
Pour ce qui est des contextes et des approches techniques ou formelles de murmurare, Serge est parti du paysage d’ici et d’ailleurs, d’Estonie en l’occurrence, avec comme figure tutélaire,le réalisateur et écrivain soviétique Andreï Tarkovski, qui convoque le rapport à la terre et aux éléments naturels, adepte de lieux énigmatiques, de zones « où les lois de la réalité ne s’appliquent pas » (comme dans son film Stalker). Serge arpente, observe, et sa photographie capture les indices naturels ou bâtis délabrés/désaffectés, objets inclus. Une capture numérique, en couleurs, où brouiller les frontières entre l’intérieur et l’extérieur, entre le jour et le soir, où insuffler du furtif et du spirituel. Et une capture analogique, en noir et blanc, où expérimenter des contrastes, faire naître des ombres qui s’ouvrent comme une respiration et des apparitions lumineuses, des fulgurances qui disent l’irruption de l’étrange.
Partant donc du paysage, Serge Ecker se raconte pour parler de nous. Et du temps. Et la scénographie, qui requiert un savoir-faire si possible collectif et esthétique – une structure en bois épurée, une installation «œuvre en soi» interrogeant la place et la perception du spectateur, dans la ligne conceptuelle de Dan Graham -, est une mise en espace à la fois de soi et des étapes ou rites de passage(s) que le vivant s’aménage pour une survie acceptable, « à l’écart du désastre » (Nunatak, 2017, n°1).
Marie-Anne Lorgé