Serge Ecker

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Plasticien

Formé à l’image numérique et aux effets spéciaux, Serge Ecker s’intéresse à la représentation du réel à travers le prisme des nouvelles technologies : logiciels de recomposition d’espaces, images de géolocalisation, imprimantes 3D sont les outils de ce néo-sculpteur de l’espace et de la forme architecturale.

Son attention se porte sur les espaces urbains, que ce soit en ensemble qu’il recompose (Visit Luxembourg !, LUX-PVG, Vis à vis, Welcome to Schengen) ou en détails architecturaux, menacés par la destruction, l’oubli ou la non-attention (série re-space/re-visit, Shades). Des non-lieux ou des entre-deux que Serge Ecker aime à révéler, pointe et se réapproprie pour mieux questionner notre espace construit (Ma, CT 01).

  • 01 Installation view
  • 02 Soft Borders, 2015 Photomontages d'orthophotos reportés sur tissus jacquard
  • 03 Soft Border, detail, 2015
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Inertie du réel

« Traductions » & autres passages, d’un état à un autre 

À propos de l’exposition Inertia of the Real

de Serge Ecker

Commissaire d’exposition Danielle Igniti

Centre d’art – Ville de Dudelange

Dominique Lang

26.09.2015 - 29.10.2015

Inspiration : la violence du monde et l’authentique expérience de passivité

« We experience history […].

We see the devastated human environment, half empty factories,

 Machines falling apart, half empty stores […].

What we experience at this moment, the psychoanalytic term for this might have been inertia of the real.

This mute presence, beyond meaning […].

Maybe without this properly artistic moment of authentic passivity nothing new can emerge » [1].

La première exposition monographique de Serge Ecker est inspirée de cette proposition énoncée par Slavoj Žižek dans The Pervert’s Guide to Ideology. Consumerism and Waste. Dans ce film, le philosophe et psychanalyste slovaque critique en effet les habitudes consommatrices de la société capitaliste. Habitudes dans lesquelles il comprend le mode de vie à l’occidentale dans sa totalité : de la mode du « bien-être » au bonheur qu’il « faut trouver », jusqu’aux divers plaisirs et satisfactions achetables – qui inévitablement finissent par devenir des déchets. Il explique que, pour la société capitaliste, les êtres humains sont des sujets – presque objets – de plaisirs superflus, aveuglés qu’ils sont par les conceptions idéologiques du monde que le capitalisme leur impose. Ces idéologies reproduisent constamment et inconsciemment des travestissements et des distorsions, du réel – mais dont il est également possible de se défaire. Car si ces « habitudes » destructrices, sont capables de désamorcer toute dimension critique de l’esprit, elles produisent également ce qu’il nomme un état d’inertie : une authentique expérience de passivité. Or, ce que suggère Žižek est que c’est précisément cette inertie – qu’il qualifie d’artistique – qui est peut-être la seule condition préalable à la naissance de quelque chose de nouveau. Parce que, comme il le souligne, l’urgence est de réfléchir avant d’agir, de se poser donc, presque passivement, de manière à pouvoir adopter une vision réellement critique des questions fondamentales concernant l’état actuel du monde.

Principe d’inertie et idéologie

La proposition critique de Slavoj Žižek étant l’un des éléments fondamentaux qui ont inspiré l’artiste pour cette exposition, un approfondissement rapide de cette expression – inertie du réel – en parallèle avec la notion avec laquelle elle est reliée dans le film et dans le travail de Serge Ecker, l’idéologie, devient alors nécessaire.

L’inertie

En physique, l’inertie d’un corps, référence galiléenne (également formulée par Descartes) est sa tendance à conserver sa vitesse ; c’est-à-dire qu’en l’absence d’influence extérieure, tout corps ponctuel perdure dans un mouvement rectiligne uniforme. L’inertie est aussi appelée principe d’inertie, ou loi d’inertie, et, depuis Newton, première loi de Newton. L’inertie, en physique, consiste donc en ce qu’« un point libre de toute liaison mécanique et ne subissant aucune action conserve indéfiniment la même vitesse en grandeur et en direction (y compris le cas où cette vitesse est nulle, c’est-à-dire, où le corps est au repos) » [2].

 En psychanalyse maintenant. Selon Freud le principe d’inertie fait partie des éléments fondamentaux du fonctionnement psychique qui est régi par trois principes « qui pourraient s’appeler : “originaire”, ou “basal” ; processus primaire et processus secondaire. À l’intérieur de chacun de ces trois principes respectivement, deux principes antagonistes exerceraient leur conflictualité : le principe d’inertie et le principe de constance (pour le processus “originaire”) ; le principe de plaisir et le principe de Nirvâna (pour le processus primaire) ; et le principe de réalité et la pulsion de mort (pour le processus secondaire) » [3].

Ceci dit, le principe d’inertie (formulé pour la première fois en 1985) se comprend mieux dans la pensée de Freud lorsque le psychanalyste souligne le caractère conservateur des pulsions : « Une pulsion serait une pensée inhérente à l’organisme vivant vers le rétablissement d’un état antérieur que cet être vivant a dû abandonner sous l’influence perturbatrice de forces extérieures ; elle serait une sorte d’élasticité organique ou, si l’on veut, l’expression de l’inertie dans la vie organique » [4]. Le principe d’inertie – qui vise un fonctionnement paisible, qui demande à se tenir au repos et à l’abri des stimuli – serait-il donc, en tant que tendance à décharger toute excitation au niveau zéro, lié à la pulsion de mort – qui rend compte d’une violence [5] ? Quoi qu’il en soit c’est en raison de l’influence perturbatrice du monde extérieur que la pulsionnalité finit par prendre en compte ce qui est autre (apport maternel, monde extérieur, différence sexuelle, etc.) ; car sans influence extérieure elle s’exprimerait en un éternel retour du même (voire même de l’état anorganique). Le principe d’inertie chez Freud, si proche soit-il de la pulsion de mort, est, pourrait-on donc dire, une aimantation exercée par l’angoisse de l’Autre.

L’être humain a en effet naturellement tendance à éviter cette angoisse de l’Autre, cette douleur du réel. Or, le propos de Serge Ecker dans Inertia of the Real ne consiste ni à éviter les douleurs du monde, ni à les interpréter pour leur donner un sens autre. Au contraire : il s’agit ici de mettre en évidence (dans d’autres contextes que celui de la physique ou de la psychanalyse) les causes et les effets, sources (financières, politiques et sociales) de cet état d’inertie, de choc, de violence puis de latence. Son travail, éminemment politique et engagé en faveur des droits de l’Homme, consiste notamment a capturer le réel à travers la photographie et à ensuite retravailler la photographie, à la traduire en d’autres termes matériaux (impressions 3D, tissages, impressions sur soies).

Le mot traduction est ici fondamental car c’est précisément de cela dont il s’agit : du passage d’un langage à un autre et d’une dimension à une multidimensionnalité. Lors d’une traduction l’on choisit un sens parmi tous les sens d’un mot et on le travaille. Serge Ecker à son tour choisit une image – par exemple la photographie d’une piscine abandonnée –, et il en garde certains éléments qu’il rend abstraits – en aplatissant l’image – pour ensuite lui rendre à cette image une matérialité nouvelle – elle devient un tissage minimal en six couleurs seulement.

L’idéologie

 L’évocation humoristique, cynique et toujours critique des caractéristiques fondamentales de l’idéologie [6] traverse en effet constamment les dires de Slavoj Žižek dans le film ainsi que le travail de Serge Ecker. Idéologie qui peut être conçue :

- Tout d’abord comme polémique : qui s’oppose à d’autres idéologies ; le discours offensif – politique, philosophique, esthétique, religieux, financier, journalistique, etc. – contre des conceptions divergentes du monde, de la société, de l’homme.

- L’idéologie ensuite comme fausse conscience qui travestit ou occulte le réel par de fausses associations (par exemple entre la perfection de l’image du corps et la consommation marchande) ou de fausses dissociations (par exemple entre les conditions de vie harassantes et la « cité idéale » construite pour les travailleurs).

- L’idéologie ensuite comme illusion, comme fuite en avant utopique. Les cas de figure sont nombreux et vont de la « cité parfaite » (EPCOT par exemple [7]) à l’homme parfait recréé en technologies 3D et qui ne tomberait pas malade, serait immortel et n’aurait plus de problèmes de mémoire ou d’affect. Dans le travail de Serge Ecker, l’attention portée à l’illusion concerne notamment les œuvres architecturales, les visions de la vie en société, des mondes, bâtiments, villes, symboles du pouvoir, construits et ensuite abandonnés car …inutiles, inefficaces, vieillis.

Passer par le virtuel pour revenir à l’objet réel

« C’est le langage qui doit s’adapter aux faits et non l’inverse.

Tenter d’accommoder l’interprétation d’un phénomène avec un langage déjà formé et rempli d’a priori ne peut mener qu’à des conclusions fausses sur la nature des choses ».  Ludwig Wittgenstein 

Serge Ecker mobilise ainsi le langage technologique contemporain pour exprimer à sa manière critique, parfois humoristique, parfois cynique, parfois graphique, les faits – de violence, de souffrance, et d’injustice. En d’autres termes les paradoxes de notre époque : des ruines – déchets – des sociétés contemporaines au plus grand cimetière d’avions du monde, en passant par la crise des refugiés, à la dureté des frontières entre les pays, ou entre les deux sexes. Comme s’il créait une archive de situations et de lieux perdus, oubliés, une collection des ruines du contemporain.

Il y a donc d’abord localisation et capture : cela constitue le point de départ de tout projet de l’artiste – capter la réalité (notamment à travers la photographie et les images de géolocalisation disponibles sur la toile), de l’enregistrer presque objectivement, à la manière d’un chercheur. Le processus choisi par l’artiste consiste ensuite en une édition et une recomposition digitale du matériel récolté à travers diverses techniques de passage souvent technologiquement pointues (logiciels de recomposition de l’espace, imprimantes 3D, etc.) : de la photographie – comme preuve en deux dimensions – il transite ainsi à l’objet imprimé en 3 dimensions ou tissé à travers un processus hi-tech très particulier.

Reconstruire l’objet réel en trois dimensions après l’avoir aplati, redonner une matérialité nouvelle aux images ; ce travail de reproduction spatiale en de nouveaux termes mais à partir d’informations et d’éléments « objectifs » (les simulations informatiques ou le traitement de données avec des outils aussi bien analogiques que digitaux), peut rappeler le labeur du philosophe qui, à l’aide de concepts (d’outils de pensée) essaye de saisir le réel, de le rendre malléable et de le comprendre. La position de l’artiste-chercheur, qui sans tabou, ne se dit pas exactement artiste mais aussi chercheur inspiré de son métier principal qui est de réaliser des maquettes et objets en impression 3D (pour des artistes, architectes, musées) apparaît ainsi très juste. L’on pourrait dire que Serge Ecker est un chercheur de méthodes – et de matières – pour exprimer le réel.

Les œuvres

B52 - F4 (2015).

C’est une capture à travers le monde virtuel du monde réel. Il s’agit en effet d’un photomontage digital converti en papier peint et d’une série de modèles d’avions digitalement recréés. Ce que l’on voit ce sont surtout les avions Nuclear Bombers qui ont été utilisés par les États-Unis pendant la guerre du Vietnam, il s’agit du plus grand cimetière d’avions du monde. Serge Ecker a d’abord réalisé 300 screen shots à partir de Google Maps, qu’il a ensuite retravaillés. Paysage infini de « déchets » qui ont couté, tué et contribué à écrire l’histoire de l’humanité.

LPD, 2014, impression 3D.

C’est une vidéo et des impressions 3D : le tout a été réalisé à partir de captures Google Street View. Ce que l’on voit ce sont les bateaux qui s’entassent à Lampedusa en Italie. L’artiste a en effet virtuellement visité le site encore difficile d’accès dans le monde réel. Et là, dans ce paysage dévasté qui a l’air abandonné, gît un autre cimetière, celui des bateaux des boat people, refugiés et migrants, qui arrivent par milliers depuis l’Afrique en Europe et qui meurent (par milliers également) dans la méditerranée. Résultat particulièrement dérangeant et intéressant : la « pixellisation tridimensionnelle » de l’impression (le rendu de la poudre de plâtre artificielle et colorée qui est imprimée) évoque le fait qu’il s’agit ici de zones cachées, même dissimulées (notamment par Google). 

Forget the Names, Let’s Talk About Numbers II [8], 2015.

Cette œuvre est également un hommage aux dizaines de milliers de disparitions et de morts anonymes, aux destins oubliées des refugiés et migrants sur leur chemin vers l’Union européenne. Une tente faite avec une couverture de survie (l’abri d’urgence) est suspendue au plafond et un sac de perfusion qui contient de l’eau salée (celle de la mer méditerranée) pend en son sein. Le sac goutte sur une pierre brûlante (rouge, luxembourgeoise). En raison de la chaleur extrême de la pierre, chaque goutte qui tombe s’évapore immédiatement, et l’on entend cette évaporation ardente dans tout l’espace d’exposition. Or, la pierre sur laquelle brûlent ces gouttes « anonymes » est issue de « notre terre », luxembourgeoise. 

Cynisme et engagement : cette goutte qui brûle et disparaît n’est qu’un chiffre, ce n’est qu’une « goutte d’eau dans l’océan » [9], son l’existence est sans conséquence. Or, sans les milliards de gouttes insignifiantes, il n’y aurait pas d’océan. Ce témoignage invite à la contemplation – il est accompagné par ce qui ressemble à des minutes de silence non-demandées qui ici deviennent son et voix – et il laisse des marques : l’eau salée sur la pierre est une manière artistique de garder une trace de ce qui a lieu et que l’on ne peut ni nier, ni oublier. 

Soft Borders, 2015 (Photomontages d’orthophotos reportés sur tissus jacquard)

Il s’agit d’une série qui représente les cinq frontières du monde dont le franchissement est le plus désiré et qui sont les « mieux gardées ». Frontières controversées, fantasmées, surchargées de passages, de morts, de violences de disparitions : ce sont les frontières qu’essayent de traverser les êtres humains en quête d’une vie meilleure :

-       Mexique/États-Unis

-       Turquie/Syrie

-       Maroc/Espagne

-       Israël/Égypte

-       Hongrie/Serbie.

Les photographies sont des images satellite converties ensuite en tissages à travers un processus hautement technologique : par une machine à tricoter hackée, utilisée par Victoria Pawlik (Electronic & Textile Institute, Berlin) et qui reproduit les images en quelques couleurs seulement.

Série Inertia of the Real, 2015 (photographies reportées sur tissus jacquard ou sur pure soie, carrés de soie).

L’architecture, œuvre et création humaine est toujours vecteur d’une vision du monde et de la vie. Serge Ecker, pour cette série, choisit les ratés, les échecs, les abandons de constructions humaines – comme restes précieux d’une vision échouée. Exemples :

-       une piscine abandonnée à Esch-sur-Alzette au Luxembourg

-       la tour Hadir Tower à Differdange au Luxembourg : « Den Tuerm » datait des années 60 et appartenait à Arcelor Mittal qui l’a démolie en Février 2015. Elle constituait un « landmark » dans le paysage de Differdange, un témoin de son histoire récente (la ville a environ une centaine d’années et la tour a fêté en 2014 ses 50 ans). Vidée de son activité pendant les années 1990 par Arbed (qui avait fusionné avec Hadir en 1967), elle était occupée depuis plusieurs années par le Ceps/Instead, désormais installé à Belval, puis laissée à l’état d’abandon. Une mobilisation sans succès a eu lieu pour son « sauvetage ».

-       Gunkanjima, l’île désormais déserte de Hashima au Japon. Construite par la compagnie minière Mitsubishi pour ses travailleurs, elle était le lieu le plus densément peuplé de la Terre jusqu’en 1974, lorsqu’elle a été abandonnée seulement trente-cinq ans après sa construction. L’artiste considère cette île comme un exemple parfait du « non-lieu » contemporain : un lieu construit et habité uniquement pour des raisons fonctionnelles. Ses fonctions une fois accomplies, le lieu de vie a tout simplement et brutalement été déserté. De nombreuses familles y ont vécu (5259 personnes en 1959) mais, pour des raisons financières, politiques et de gestion de ressources l’île a « tout simplement » et complétement été dépeuplée.

Burkho, 2015. Burkha afghane, adaptée pour homme.

Ici Serge Ecker joue : il a commandé la Burkha afghane sur un site spécialisé (Kabul Art Gallery) et est intervenu sur le design de la robe en lui ajoutant une braguette provocatrice. 

In_Between ?? ???, 130 x 130 x 130 cm, Mirror finish Inox, 2014.

Cette sculpture « polémique » est aussi un acte d’humour critique : une version bling-bling des antichars de guerre, une transposition d’un matériel de guerre en matériel d’art, en boule de discothèque éclatante de brillance. Objet à l’esthétique design qui, comme le dit l’artiste « pourrait servir à protéger les luxembourgeois. Mais, de quoi ? ».

Roppongi Hills Mori Tower ??????????? 35°39’38”N 139°43’45”E.

Puis il y a cette photographie, qui fait partie d’une série. Elle n’est pas retouchée, elle a tout simplement été prise du haut d’une tour au Japon, un jour pluvieux. La pluie qui coule sur la fenêtre de la grande tour donne sa texture à l’image. Ici, de manière particulièrement équilibrée, le passage d’une matérialité à l’autre, caractéristique du travail de Serge Ecker, se fait naturellement – ou presque, car la pollution y joue aussi son rôle, disons « esthétique », gris. Il y a en effet juste la réaction de la nature (les gouttes encore) sur les œuvres humaines (la ville). Or, le jeu de lumière, de dégradations et de dégoulinement de l’image qui se met en place est particulièrement inquiétant et poétique. Peut-être parce qu ’ici l’abstraction est spontanée, naturellement précise. Les couleurs fluorescentes éclatent dans le gris profond alors que la menaçante pollution vient couvrir la ville. C’est beau.

Inertie créatrice et critique : ouverture

Il y a souvent dans l’art contemporain un écart entre ce que l’artiste veut dire et ce que dit son œuvre. Or ici, tel n’est pas le cas : les passages, traductions, transitions d’une technique à l’autre, d’une méthode de capture du réel à l’autre et d’une technique de reproduction extrêmement technologique au tissage – autrement-dit la matérialité que l’artiste donne à ses questionnements et à ses œuvres constitue le discours même de la critique qu’il porte à la société contemporaine. Il y a des entre-deux, entre le vide et le plein, entre-deux frontières, entre-deux états (le tout et le rien), entre deux conceptions du monde (l’être humain comme chiffre ou comme singularité, ipséité et subjectivité) : et ces espaces transitoires apparaissent spontanément. Ces intervalles sont ce qui perce du travail de Serge Ecker : l’espace négatif, dévoilé, réinterprété, re-matérialisé. Ce que l’artiste nous donne à voir est un espace multiple fait de réalités virtuelles, artificielles et réelles. On peut aussi évoquer ici une hyper-réalité.

Les dévoilements

L’inertie du réel telle qu’elle est développée par l’artiste-chercheur dans ce projet consiste en effet à dévoiler.

Ce que l’on jette

L’absurdité de la production, les déchets du monde, sont ainsi à leur tour convertis en production : en décorum – le papier peint, les carrés de soie et tapisseries – toujours ambigus, et éminemment subversifs.

Les ruines contemporaines

Il s’agit de plonger dans des non-lieux inversés : non pas surpeuplés comme dans la théorie de Marc Augé [10], mais, au contraire, dépeuplés, abandonnés. Serge Ecker pointe ainsi ces détails provenant de ce qu’il appelle des « non-lieux parfaits ». En effet, ils n’ont pas été détruits par une guerre ou un tsunami, ou encore par l’éruption d’un volcan, ils ont juste été abandonnés par la société contemporaine.

Cette attention portée à des environnements humains détruits et dévastés pourrait être décrite comme un regard qui cherche une « architecture de la vérité » : car ce qui suit ce regard c’est la (re)création artistique d’un moment précis (et habituellement dissimulé) juste avant que ces lieux ne disparaissent (ou pas). Faits par et pour des humains, une fois non-habités ces bâtiments en ruines deviennent brutaux, hostiles et durs. Or selon le regard de l’artiste, avec le temps, ils gagnent en texture. Paradoxalement, les tissages qui en découlent produisent ensuite des soft buildings. Or, la démarche et le questionnement qui se trouvent à l’origine de ces créations sont tout sauf soft. Cette attention portée sur la présence silencieuse de ces lieux, sur ces histoires désormais anonymes et non-répertoriées, ce travail qui érige les ruines en monuments de la contemporanéité déjà abandonnés, pointe – à travers l’inerte – la trivialité de nos sociétés, ses déchets et ses restes, ce gaspillage de visions du monde, d’argent, d’espace et d’histoires.

Or, à travers la réinterprétation artistique, critique et technologique de l’espace, Serge Ecker, en choisissant cette sorte de fidélité à l’image d’« origine », à la matière première qui est non-pas travestie mais traduite, propose une sorte d’archive de l’abandon, du dissimulé, du dérangeant, il s’agit en effet d’archives d’espaces fantasmés – parfois historiquement fondamentaux, parfois « insignifiants » ; mais qui, quoi qu’il en soit, sont toujours honteux pour la nature humaine. 

Les dialectiques de la catastrophe

Dans le travail de Serge Ecker, l’architecture comme œuvre humaine est en effet toujours opposée à la catastrophe (humanitaire) comme œuvre (également) humaine ; ou encore à la catastrophe naturelle de l’œuvre architecturale ; ou encore à la reprise des droits de la nature sur l’œuvre humaine abandonnée. Cela se fait à travers l’attention portée à la matérialité qu’acquiert un lieu avec les traces que dépose en lui l’écoulement du temps – la verdure qui recommence à pousser, les plafonds qui s’effondrent, le bâtiment qui s’écroule. Et ce pouvoir paradoxal de la destruction de revêtir ensuite l’espace de quelque chose de beau, comme un spectacle sans mot aucun, sans présence aucune, sans histoire et qui, pourtant, réussit a transmettre le sentiment de la nostalgie et celui de la trivialité dans leur absolue totalité.

Le pouvoir de créer de l’inertie

Il est notamment exprimé à travers la création des tapisseries : elles sont historiquement vecteurs de pouvoir politique symbolique. À travers sa présence, cet ornement impose traditionnellement son langage et un certain silence.Or, quand Serge Ecker choisit de mettre en œuvre cette esthétique minimaliste (ses tapisseries sont faites sur base de codes d’uniquement six couleurs) il laisse l’espace nécessaire au spectateur pour saisir la complexité (le sens historique, les enjeux économiques, politiques et sociaux) des réalités qu’il donne à voir. Réalités idéologiquement violement chargées, notamment lorsqu’il s’agit des « précieuses frontières » les plus « protégées » de la planète, autrement-dit celles autour desquelles sont morts le plus de personnes.

Ce travail sur les environnements hostiles (l’abandon rend hostile) ou sur les lieux de violence (la frontière impénétrable) à travers des matières douces (la soie et la laine) ; la reproduction de ces réalités dans des matières avec lesquelles les humains peuvent – et désirent – interagir (toucher, acheter, porter) suggèrent une appropriation possible – et paradoxalement douce – de l’histoire, de l’existence d’un non-lieu, d’un non-passage et d’un non-évènement.

Peur et inertie 

« Si je fais la connaissance d’une nation étrangère ce que je vois me semble tout d’abord nouveau, inhabituel. À lui seul le type physique des étrangers est souvent différent de celui de mes co-nationaux ; leurs mœurs, leur mode de vie, leur culture intellectuelle me sont étrangers, et je dois très souvent m’y habituer très lentement ; si je fréquente les étrangers de plus près, je m’aperçois que dans les mêmes circonstances, ils font d’autres choix. La conscience humaine est dominée par la loi de l’inertie. Au cours de notre développement, nous avons acquis un système de représentations. Si une nouvelle donnée cognitive vient ébranler cet édifice, l’inertie de notre conscience s’en défend ; ce n’est qu’avec une grande répugnance que le savant qui, depuis des années, a tenu pour vraie une certaine assertion scientifique, admet qu’un fait nouveau rend cette assertion caduque. Ce sentiment de répugnance accompagne très souvent aussi

 l’observation des particularités d’une nation étrangère » [11].

Les photos retravaillées, les installations, les impressions 3D de Lampedusa ou la tente du souvenir (Forget the Names, Let’s Talk About Numbers II) posent en effet encore une autre question importante : Est-il vraiment nécessaire de dire que les réfugiés sont des êtres « comme nous » pour ressentir des émotions ou, encore, pour s’engager dans leur accueil ? Est-ce que l’inertie actuelle est due à la peur que provoque l’altérité – l’obligation de faire-face à l’altérité – tout « simplement » ? Et quelle altérité peut-il y avoir entre une personne née en Syrie et une autre née au Luxembourg le même jour – sinon celle du hasard et de la chance du point de départ.

La preuve des horreurs que fournit le travail de Serge Ecker est celle de drames qui pour « nous » sont des réalités « autres », éloignées. Or, que se passe-t-il lorsque notre voisin n’est pas « comme nous » et qu’il subit une injustice terrible ? Comment sympathiser avec l’étranger ? Avec le différent (sexe par exemple) ? Cette immersion dans l’espace cybernétique, dans le post-digital, dans un univers complétement autre, finit-elle par poser les mêmes questions, juste à travers un nouveau média ; ou nous permet-elle peut-être de comprendre, saisir et ressentir l’universalité d’une autre manière ?

La question de l’authenticité

 C’est cette question que pose en dernière instance le travail de Serge Ecker : de l’espace au non espace puis à l’objet, de la photographie à la non-photographie ou à la matière… Que reste-t-il du réel après une entrée dans le virtuel ? Que reste-t-il de réel, de vivant, de mémorisé (ou de commémoré) d’un lieu ou d’une histoire abandonnées et ensuite virtualisés ? Quel est le statut du réel ? Et comment le réel peut-il tant changer de sens, en « fonction » de l’attention que nous lui accordons, de l’interprétation dont nous le dotons et des traces dont nous en gardons ?

Le charme des objets créés par Serge Ecker ne se situe donc pas seulement dans leur état présent ; il est aussi dans le voyage qu’il a fallu à l’artiste-chercheur jusqu’aux objets, lieux, images, histoires ; puis dans le chemin réalisé entre le passé remémoré, l’état présent et cette donation autre, artistique, de l’objet-inerte – de l’œuvre dans le présent. Ce qui confirme cette phrase de Walter Benjamin dont s’est inspiré Slavoj Žižek pour parler de l’inertie : « Nous sommes des êtres historiques ».

En période d’apathie et de relativisme historique, cette non-compréhension, observation et passivité  – l’inertie – semble ainsi plus importante que l’action irréfléchie et rapide. C’est à cela qu’invite ce travail artistique : il ne s’agit pas de créer un événement ou un récit, mais de porter son attention à l’existence de ces réalités altérées juste en leur matière. À travers ces « traductions » – entre des méthodes, des matières et des états (le mouvant et l’inerte) – l’artiste formule la nécessité de mobiliser le principe d’inertie afin de développer acte de réflexion.

Texte par Sofia Eliza Bouratsis



[1] Extrait de The pervert’s guide to ideology. Consumerism and Waste, un film de Sophie Fiennes, avec Slavoj Žižek – P Guide Productions/Zeitgeist Films, 2012, DVD. Ce que dit ici Žižek est basé sur un texte de Walter Benjamin qui dit que « Nous sommes des êtres historiques ». Séquence filmée dans le désert Mohave dans un cimetière d’avions.

[2] André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, P.U.F., 1951.

[3] Lina Balestrière, Freud et la question des origines, Bruxelles, Éditions de Boeck Université (3ème édition), 2008, p. 86.

[4] Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 67.

[5] Et « d’une compulsion de répétition annihilante car visant le désinvestissement jusqu’à la destruction de telle ou telle représentation ou de tel ou de tel éprouvé », Lina Balestrière, Freud et la question des origines, op. cit., p. 91.

[6] Voir à ce sujet Louis-Vincent Thomas, « Les fonctions de l’idéologie », Prétentaine, n ° 27/28 (« Quel penser ? Arguments, inventions, transgressions »), sous la direction de Sofia Eliza Bouratsis, printemps 2011.

[7] Passionné d’urbanisme et de nouvelles technologies Walt Disney avait imaginé à la fin des années 1950 la cité du futur : EPCOT (Experimental Prototype Community of Tomorrow). EPCOT, cité inspirée de l’urbanisme utopique et futuriste, était notamment supposée contrôler son climat grâce à un dôme gigantesque. Lire aussi à ce sujet l’article de Robert Misrahi, « La ville et la pensée utopique », Prétentaine, n° 16/17 (« Villes »), hiver 2003-2004.

[8] L’œuvre a également été créée et exposée du 03 juillet au 22 novembre 2015 lors de l’exposition Where the grass is greener au Kunstmuseum Liechtenstein, à Vaduz.

[9] En allemand l’expression correspondante est « la goutte sur la pierre chaude » : der Tropfen auf den heißen Stein.

[10] Marc Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éditions du Seuil, « La librairie du XXe siècle », 1992. L’anthropologue s’intéresse notamment au fait que, contrairement aux villages (le premier objet d’étude de l’anthropologie), nous avons aujourd’hui à vivre en des lieux en lesquels il est impossible de lire les rapports sociaux et les hiérarchies, des lieux que nous ne pouvons nous approprier car le rapport que nous entretenons à eux est froid et stricte puisqu’il se limite à l’expérience de consommation ou de transit. Plus précisément, l’anthropologue s’intéresse à des lieux anonymes et solitaires (tels que les moyens de transport de masse, les grandes complexes hôteliers, les centres commerciaux, les aéroports, ainsi que les lieux d’accueil des refugiés). Ce qui nous intéresse cette précision de l’anthropologue : ce qui pour quelqu’un est un « non-lieu » peut évidemment être le lieu de travail de quelqu’un d’autre, donc un « lieu », psychiquement et socialement investi. Ce qui dans cette théorie est le plus enrichissant concernant le travail de Serge Ecker c’est bien cette dimensionnalité multiple dont peut revêtir un lieu en fonction du rapport que nous entretenons à celui-ci, en fonction du vécu. Nous pourrions aussi dire que la théorie des « non-lieux » élaborée par l’anthropologue Marc Augé est ici inversée : du plein au vide.

[11] Otto Bauer, La Question des nationalités et la social démocratie, EDI, Arcantière Editions Paris 1987, Tome II, p. 165. Je souligne.