Myriam Hornard
Artiste plasticienne
Installations, cires, travaux d'aiguilles, photographies, vidéos, sons
C’est dans la nature du monde d’organiser l’oubli, de fournir trompes-la-mort et soutiens-monde pour se continuer … personnalité, désir, croyances, famille, pouvoir, séduction, argent, consommation…. Tout cela si instable, si changeant, si rapide,et surtout si douteux…
Les représenter, les mettre en scène, c’est démonter le monde, ouvrir une porte sur la souveraineté dont les êtres terrestres sont dotés et qui révèle le caractère exceptionnel et insondable de la vie.
Je voudrais que mon travail parle de cette réalité insaisissable de la façon la plus extrême, la plus exacte, la plus émouvante…
Ce serait un élargissement de la conscience, aller plus loin dans la perception de cette réalité qui échappe constamment.
Par un choc, une émotion, amener une brêche dans le comportement automatique…
Depuis son début, ce travail est axé sur le vertical, le soutien, le maintien, les structures de ce qui ne cherche qu’à s’effondrer.
Le propos se porte sur les structures de vie : le désir, l’amour, la construction de l’enfant, la maison, l’argent, la croyance, le souvenir, l’oubli….
Quelle que soit la discipline qu’elle explore – vidéo, photographie, son, broderie, installation – Myriam Hornard caresse délicatement de son regard coquin l’animalité enfouie dans les objets du quotidien sur lesquels fond notre désir, qui n’a de cesse de vouloir en épouser les contours – on le sait prêt à se répandre pour mieux s’éprendre. C’est pour le cerner dans sa forme mouvante, ses coulées impromptues, ses refontes successives, sa durée persistante dans notre pensée comme son inexorable altération au fil des heures, des travaux et des jours – jusqu’au souvenir informe que l’on garde de ses objets d’élection – que Myriam Hornard s’est sans doute livrée à ces expérimentations visuelles, animée d’une volonté de creuser la question dans le réel de la matière en fusion. Voilà ce que nous donne à voir cet intriguant processus de décomposition liquide ou de recomposition solide d’une figure où ce qui fond, ramollit et disparaît finit par revenir autrement sous nos yeux. Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme : c’est dans la nature des choses et de ce désir qui s’avance toujours masqué sous l’un ou l’autre visage au teint de cire, de la vie à la mort – et retour.
François De Coninck.
www.myriamhornard.beLe rose et le noir
Entre le naître et le mourir, dans le travail de Myriam Hornand
à propos de l’exposition
… AND THE ASHES BLEW TOWARD US
de Myriam Hornard
Curated by Danielle Igniti
par Sofia Eliza Bouratsis
Un petit exergue en guise d’introduction.
« Je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail. Sur les photos de famille prises l’été suivant, on voit de jeunes dames en robes longues, aux chapeaux empanachés de plumes d’autruche, des messieurs coiffés de canotiers et de panamas qui sourient à un bébé : ce sont mes parents, mon grand-père, des oncles, des tantes, et c’est moi. » (p. 9)
« Ainsi se passa ma toute petite enfance. Je regardais, je palpais, j’apprenais le monde à l’abri. » (p. 10)
« Par ma bouche, le monde entrait en moi plus intimement que par mes yeux et mes mains. […]
En revanche, je profitai passionnément du privilège de l’enfance
pour qui la beauté, le luxe, le bonheur sont des choses qui se mangent. » (p. 11)
« J’avais souvent la chance que mon admiration s’achevât en jouissance. Maman concassait des pralines dans un mortier, elle mélangeait à une crème jaune la poudre grenue ;
le rose des bonbons se dégradait en nuances exquises : je plongeais ma cuiller dans un coucher de soleil.
[…]
Cet univers que nous habitons, s’il était tout entier comestible, quelle prise nous aurions sur lui ! » (p. 12)
« Soudain l’avenir existait ; il me changerait en une autre qui dirait moi et ne serait plus moi.
J’ai pressenti tous les sevrages, les reniements, les abandons et la succession de mes morts.
[…]
Un matin, Charlotte trouvait sur une chaise au chevet de son lit un œuf en sucre rose, presque aussi grand qu’elle : moi aussi, il me fascinait. Il était le ventre et le berceau, et pourtant on pouvait le croquer.
[…]
Je continuai à grandir et je me savais condamnée à l’exil : je cherchai du secours dans mon image. »
(p. 13)
« Je me plaisais et je cherchais à plaire. Les amis de mes parents encourageaient ma vanité : ils me flattaient poliment, me cajolaient. […] Je tenais particulièrement à les intéresser.
[…]
L’écriture avait à mes yeux plus de prestige encore que la parole : j’exultai. » (p. 14)
« Je ne me désespérai pas. Je faisais confiance à mon avenir. Par le savoir ou le talent, des femmes s’étaient taillé leur place dans l’univers des hommes. Mais je m’impatientais de ce retard qu’on m’imposait. Quand il m’arrivait de passer devant le collège Stanislas, mon cœur se serrait ; j’évoquais le mystère qui se célébrait derrière ses murs : une classe de garçons, et je me sentais en exil. Ils avaient pour professeurs des hommes brillants d’intelligence qui leur livraient la connaissance dans son intacte splendeur. Mes vieilles institutrices ne me la communiquaient qu’expurgée, affadie, défraîchie. On me nourrissait d’ersatz et on me retenait en cage. »
(pp. 169- 170)
« La bêtise : autrefois, nous la reprochions, ma sœur et moi, aux enfants qui nous ennuyaient ; maintenant nous en accusions beaucoup de grandes personnes, en particulier ces demoiselles. Les sermons onctueux, les rabâchages solennels, les grands mots, les simagrées, c’était de la bêtise ; il était bête d’attacher de l’importance à des broutilles, de s’entêter dans les usages et les coutumes, de préférer les lieux communs, les préjugés, à des évidences. Le comble de la bêtise, c’était de croire que nous gobions les vertueux mensonges qu’on nous débitait. La bêtise nous faisait rire, c’était un de nos grands sujets de divertissement ; mais elle avait aussi quelque chose d’effrayant. Si elle l’avait emporté, nous n’aurions plus eu le droit de penser, de nous moquer,
d’éprouver de vrais désirs, de vrais plaisirs. Il fallait la combattre, ou renoncer à vivre. » (pp. 171- 172)
« Je travaillais avec plus d’ardeur que jamais. » (p. 208)
« Quand je la revis, dans la chapelle de la clinique, elle était couchée au milieu d’un parterre de cierges et de fleurs. […] Ensemble nous avions lutté contre le destin fangeux qui nous guettait
et j’ai pensé longtemps que j’avais payé ma liberté de sa mort. » (p. 503)
Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, « Folio », [1958] 1998.
La présence de l’absente
Point de départ de l’exposition : une interprétation du film Rebeccaqu’Alfred Hitchcock réalisa en 1940 d’après l’ouvrage homonyme de Daphné du Maurier. Ce best-seller populaire, à la fois « à l’eau de rose » et grinçant, est en effet très hitchcockien (et très hornardien…). Il décrit un monde parfait qui pourtant est noir, « un univers qui prend les protagonistes à la gorge »[1]et qui leur coupe le souffle alors qu’ils sont seuls, abandonnés face à leurs fantasmes – et jusqu’à ce que le feu et l’amour apportent la régénération (potentielle) – soit. Tout le film est en effet construit autour de l’être sublime qui est absent – autour de cette femme que l’on ne voit jamais parce qu’elle est morte, sans que l’on ne sache pourquoi. La narration du film dévoile évidemment le déroulement des faits, mais elle se déplie – et en réalité se concentre – sur cette absente dont tout le monde parle : sur le fantasme et sur la capacité de l’imaginaire de distordre le réel.
La deuxième femme du maître des lieux, une innocente et pauvre jeune fille à la fois « respectable » et quelque peu dissolue, n’est pas heureuse dans ce château parfait, dans ce mariage riche, plus qu’« idéal » et même dans cet amour inespéré qu’elle voue à son homme. L’homme aussi apparaît comme étant toujours hanté par l’absente surpuissante.
Myriam Hornard interprète le film en choisissant 14 scènes d’intérieur. Elle réalise son propre montage de la sélection, et ces quatorze scènes deviennent ensuite quatorze boîtes lumineuses. Dessinées sur calque – de manière volontairement un peu gauche (comme l’est la jeune fille dans le film) – à la mine de plomb, ensuite cirées (comme des meubles) et complémentarisées d’une deuxième couche de calque (les citations choisies qui sont extraites du film et du livre) : les scènes se dédoublent. L’artiste s’approprie et dévoile les éléments du film qui l’ont marquée avec humour, et elle extrapole ainsi les thématiques mises en exergue jusqu’à nos jours – le désir, l’amour, la puissance de la perdition, la jalousie, l’inquiétante étrangeté du quotidien et la présence des morts, le besoin souvent maladroit de protection, etc. L’absence du personnage principal – ce qui caractérise le film – évoque selon Myriam Hornard le rôle fondamental des présences/absences (aussi bien réelles qu’idéelles ou fictionnelles) qui nous constituent. Elle relie à la fois avec dérision et sérieux la constitution imaginaire et inconsciente de l’identité de chacun avec ces formes de fantasmes d’un soi qui serait autre – mais qui est absent. Absence parfois salvatrice, comme pendant un dîner : « c’est le moment où a lieu le plus commun des arrangements accommodants visant à éviter le conflit, le moment où l’on parle de personnes qui ne sont pas là ».
Refuge dans l’imaginaire, menace du fantasme et désir d’être autre, mais aussi nécessité de retrouver ses propres morts ou de s’en débarrasser, les fantômes prennent ici plusieurs fonctions. Processus qui suscite une suggestion questionnante : les esprits sont peut-être des idées et comme les idées, ils évoquent des possibilités. Pourrions-nous alors créer nos propres esprits ? N’est-ce pas ce qu’en quelque sorte nous faisons quand nous décidons de cultiver notre rapport aux esprits ?
L’apparence de l’histoire et des personnes
Myriam Hornard partant de pratiques artisanales assimilées à un « travail de (bonne) femme », ou à l’ouvrage de dame (la couture, la broderie, les objets du quotidien domestique, etc.), assume avec humour et grande liberté ces clichés qu’elle renverse pour créer des œuvres qui posent les questions fondamentales de l’absence, mais aussi du désir et de la mort et des formes que revête la croyance – dans la vie quotidienne et dans l’histoire de l’art. Car nous vivons malgré tout encore à une époque où une femme doit être« belle comme une image, parfumée, bien rangée et arrangée ». En témoignent la chaussure à talon censée engendrer le désir mais qui en réalité inflige une torture, mais également les clous choisis par l’artiste pour fixer la série Cut des instruments – dessinés volontairement de manière naïve aussi – qui coupent et qui séparent (les matières, les « mauvaises habitudes », les liens oppressants, les injustices).
Cette posture critique de la vie quotidienne devient ensuite une dérision de l’histoire de l’art : en reprenant les peintures classiques de l’histoire de l’art dédiés à « l’ouvrage de dame » – ce qui de l’histoire de l’art est donc accepté (et reproduit) comme art dans les maisons des « petites gens » – et en réinterprétant cette histoire par une intervention qui tout en occultant certains éléments, en dévoile d’autres, l’artiste remet en question l’image du corps féminin, l’histoire telle qu’elle est constituée mais aussi le regard comme il se forme et se déforme à travers les habitudes qu’il prend de manière inconsciente.
Les Débutantes, les pierres habillées de tulle et posées sur des socles revêtus de satin sont ainsi une évocation des jeunes filles qui se font belles pour aller danser au premier bal et trouver leur prince charmant. Elles renvoient également aux personnes « bien habillées », mais au cœur de pierre. Mise en scène de « ce qui n’est pas palpitant de vie » et d’une forme de joie qui (même) si elle est bien « présentée », reste froide, morte, et tristement belle.
Le quotidien domestique ou l’intérieur du soi
Myriam Hornard habite le centre d’art comme s’il devenait l’intérieur d’une maison – avec sa cuisine, sa salle de bains, le bureau et le tiroir du bureau (dans lequel il y aurait un flingue). Or, il y a dans cet espace domestique un événement public – une fête dont on ignore si elle concerne une nouvelle arrivée (un baptême) ou un départ (un enterrement). C’est ainsi que l’artiste déplie une dialectique entre l’intérieur domestique (se lever, se laver, être propre, boire son café) et le monde intérieur (l’éloignement de soi-même) ; puis entre toute fin et l’ouverture qu’elle engendre. La vie comme devenir constant, comme processus de transformation permanente, comme succession d’éphémères – le méta-morpheselon les termes de l’artiste – qui depuis des années est exprimé dans son travail par ses moulages en cire, devient maintenant du bronze : des reliquaires pour l’éternité. Le monument mortuaire, le banquet noir. Ainsi, aux « cires des fêtes de l’été dernier », aux cires récupérées dans les églises « pour perpétuer les vœux, prolonger et donner une nouvelle vie au désir », succède une matière nouvelle, une matière capable de défier l’infini, la passéité du temps et la mort (le bronze).
Entre le naître et le mourir
Myriam Hornard invente en effet ses propres processus dialectiques autour des éléments fondamentaux qui font une vie : le noir, le sombre, l’« autre côté », l’intérieur, le nocturne ; et le rose, le diurne, « les dessous, la peau jeune, la peau quand elle a chaud ou quand elle a froid, le bébé, la jeune fille, la joie de l’arrivée du bébé, la nouvelle vie, une innocence… ».
Elle mobilise ainsi les fantasmes, projetés vers l’avenir mais aussi vers le passé, les idéaux et leur envers, afin de questionner le rôle des chemins par lesquels nous arrivons à la vie (sonFamilly Portraitlourd, épais et vide), comme femme ou comme homme, peut-être avec une bonbonnière festive, dans l’histoire d’une famille et d’une société. Mais ce qui surtout intéresse l’artiste ce sont les manières – les décisions, les postures, les chemins de traverse, que nous empruntons afin de vivre et de franchir notre vie d’un bout à l’autre.
D’où ce geste inattendu et quelque peu baroque d’inviter Philippe Koeune à son exposition. Proposer une séance de tirage de Tarot de Marseille comme performance lors du vernissage d’une exposition d’art contemporain, intégrer cet art divinatoire qui s’apparente à la psychanalyse dans une exposition qui est une métaphore du cheminement d’une vie est en effet une manière de mettre en évidence aussi la fragilité du moment décisif que constitue le doute (la question que l’on choisit de poser avant tout tirage) et de son interprétation (le choix).
Outil de développement personnel et de connaissance de soi parmi tant d’autres, chaque lame du Tarot représente un archétype universel et elle est chargée de symboles qui permettent, à travers leur interprétation, l’enclenchement d’un dialogue avec son inconscient. Le Tarot, une autre méthode pour plonger dans la profonde compréhension du lien qui nous unit en permanence à notre inconscient, constitue ainsi une forme de lecture de son existence. Il vient ici remettre avec beauté en question de la croyance en l’intuition. Il vient également apparenter le cheminement dans l’art à la recherche de soi. Une manière joyeuse de sublimer la mélancolie, en donnant un nouveau souffle au vécu à travers justement cette possibilité de décider de changer de chemin, sous le prisme d’un humour noir – et rose.
« Habite-moi », « Lâche-moi », « Visite moi » : l’on ne sait pas si l’artiste s’adresse à des esprits, à des absents ou à ses amis et ses amours. Et finalement : peu importe ! C’est le désir de vivre – en assumant aussi bien le rose que le noir – que transmet Myriam Hornard. Cette démarche artistique puise sa force dans la sincérité avec laquelle elle évoque le vécu, et l’art, comme chemin de révélation propre.
Killing me softly donc,parce que les cendres sont aussi le signe d’une renaissance, d’une nouvelle vie. La disparition d’un monde ne peut qu’engendrer l’apparition dans un monde qui sera autre : l’absence certes, mais comme occasion de présence.
[1]Dixit Danielle Igniti.