Claudia Passeri
Artiste plasticienne
Photographies, vidéos, sculptures, installations
Je développe des installations et interventions autour de thématiques contemporaines.
J‘aime jouer avec la perturbation et l’ironie pour interroger notre contexte culturel.
Je sème le doute, j’intervertis les points de vue instaurés pour court-circuiter ainsi des systèmes prédéfinis afin de proposer un possible débat.
http://www.claudiapasseri.comMangia Mina – Mangia tempo
À propos de l’exposition Mangia Mina
de Claudia Passeri
avec la participation de Pietro Gaglianò.
Commissaire d’exposition Danielle Igniti
« L’idéologie aussi appartient au règne de la fiction » [1].
Mangia Mina
Claudia Passeri, qui crée des interventions in situ et in contexte, s’est inspirée pour ce projet, de la statue qui se trouve dans le jardin du Centre d’art Nei Liicht. Cette statue a été fabriquée par l’État luxembourgeois en 1939 pour sa participation à l’Exposition universelle (qui en cette année non-anodine) avait lieu à New York
« Time of war and time to exhibit one’s self » [2].
Les Expositions universelles organisées, depuis 1851 ont contribué à façonner, du moins esthétiquement et symboliquement, le monde moderne. Occasions d’émerveillement et d’utopie dès leur origine, elles font partie des événements internationaux les plus spectaculaires et populaires. Elles forment des réalisations de type « encyclopédique » offrant des explications – soigneusement choisies – du passé et des visions – soigneusement choisies également – du futur. Le Luxembourg, un petit parmi les grands, avait envoyé en 1939 cette statue qui aujourd’hui tourne le dos au parc et dirige son visage vers le Centre d’art et vers la rue. C’est la seule œuvre qui reste du Pavillon luxembourgeois – toutes les autres ayant été perdues pendant la guerre. Paradoxalement donc, au moment où la guerre éclate en Europe, le Luxembourg a son jour de gloire à New York.
« Mangia Mina » est le surnom donné aux mineurs de la grande région qui avaient « l’appétit du travail ». La statue en question, à l’esthétique totalitariste stalinienne, qui évoque le travailleur en sidérurgie, est une représentation allégorique du mineur comme il était perçu : une puissante figure héroïque. Elle est également la constitution symbolique du corps (représentations, conceptualisations, idéologies) à un moment donné, ou sinon l’idéal morphologique du mineur. Il s’agit pour l’artiste de l’esthétisation « représentative d’une vie-sacrifice », de cette « tendance de chaque époque d’esthétiser les malheurs de la population » – et de dévoiler ainsi les rapports intrinsèques entre toute idéologie et la corporéité.
Cette figure si imposante et fausse – car elle symbolise une idéologie, une « fausse conscience » [3] – devient vraie en raison son caractère historique, elle est témoin de quelque chose. La statue est installée dans ce jardin depuis des années, et pourtant, pour certains des habitués de Nei Liicht nous la découvrons pour la première fois avec cette exposition.
L’homme de dos, quant à lui, le collage photographique de l’artiste, est en dialogue direct avec la statue (de l’extérieur vers l’intérieur). C’est une interprétation, ou plutôt une déconstruction, de la représentation esthétique de l’ère sidérurgique, qui depuis a perdu son allure héroïque. Claudia Passeri crée donc un collage à partir de la partie postérieure de la statue, une dénaturation du « monument » et de ses données de monstration : elle dévoile ainsi la fragilité de l’objet – et de ce qu’il symbolise. Une fois arraché à son support initial (un mur) – et pour ceux qui sont sortis du centre d’art pour aller voir la statue, cet arrachement devient encore plus évident – tout l’accent héroïque est cassé, brisé. Sur le collage reste ce fond neutre : l’arrachement et la solitude du personnage.
Ce focus sur… le dos – l’arrière plan de la statue, de l’art et du travail – présenté et illuminé comme une icône sacrée, suscite une envie de méditation, en dialogue avec notre propre reflet – et nos propres idéologies – qui apparaissent inévitablement lorsque l’on s’approche du cadre.
« Time to control. Time for controlling » [4].
Des « trois 8 » aux prétendues 35h. Est-ce que cette esthétique totalitariste est réellement « inactuelle » ? Malgré la représentation, étroitement liée à son époque – industrielle – l’artiste y voit une résonnance avec l’actualité post-capitaliste : et c’est cette idée qui se déplie tout au long de l’exposition à travers une méditation sur le temps et les époques – en dialectique avec le texte de Pietro Gaglianò.
Paysages corporels.
« Time of finance » [5].
Landscape 1, Landscape 2, Landscape 3, Landscape 4, Landscape 5. Il y a cinq photographies comme il y a cinq jours ouvrables, cinq chemises. Les tournées des trois 8 sont aujourd’hui devenues des heures comptées à la minute près, à l’aide de cartes électroniques calculant le moment exact de l’entrée et la sortie des bureaux. Ces photographies – ces paysages du corps – montrent les dessous de bras, les aisselles, de quelqu’un qui porte des « cols blancs » : il s’agit du travailleur contemporain. Il travaille peut-être assis, mais il est lui aussi fatigué et exploité (pas forcément à son insu). L’artiste met en effet en question ces figures idéales et idéalisées, lisses, celles que nous sommes habitués à trouver parfaites mais qui sont en réalité les vecteurs – et les pions ? – d’un pouvoir et d’un système écrasants. Elle le fait avec empathie et tendresse.
Le col blanc est le signe par excellence du sérieux. Celui qui porte une chemise tous les jours, c’est bien celui qui travaille « sérieusement ». L’en-voulons nous, l’envions-nous, le comprenons-nous, ce col parfait – que l’on croise par milliers tous les jours au Luxembourg et dont nous ignorons presque tout de sa vie quotidienne ? Le portons-nous tous les jours sans même nous poser de questions, parce qu’il « faut »
« The time of rules » [6].
Cette série photographique témoigne d’abord du fait qu’une vision idéale du corps est toujours située dans un contexte temporel. Pourrions-nous alors considérer que – dans l’art plus qu’ailleurs – les lieux du temps se mêlent aux lieux du corps ? Quoi qu’il en soit, c’est dans cette perspective que l’on peut dire qu’il y a des histoires du corps et des histoires qui font le corps. Les multiples conceptions du corps agissent ainsi à plusieurs niveaux et sont justifiées par une diversité foisonnante d’arguments – souvent idéologiquement chargés – qui concernent à la fois l’époque sociopolitique et l’ère économique, mais aussi la croyance et la connaissance, la culture et la nature, le « réel » et l’imaginaire. Ce sont toutes ces visions du corps (scientifiques, mythologiques, philosophiques,…) qui déterminent les modèles corporels à travers les époques et les sociétés, car « c’est la société qui partout fantasme dans le corps, et parle d’elle-même en parlant de lui et à travers lui » [7]
Intimité.
L’abstraction de ces images ne cache pas le fait que ces chemises ne sont pas vides, qu’il y a – encore – un corps qui les porte et qui travaille. C’est le corps d’un homme, vu par une femme, parfois il est attirant, sexy et parfois l’on sent sa fatigue, on le plaint. Empathie, intimité, désir, fatigue, envie, sueur. Cela dépend du paysage…
« Time of love » [8].
Or, ce corps a une transpiration étrange – excessive. L’artiste dévoile s’être inspirée des ciels de J.M.W Turner – souvent considéré comme précurseur de la modernité – pour créer ces éclairs de sueur palpitants. Entre beauté et dégoût, les plis du corps et de la chemise, puis ces traces des « actes manqués corporels » [9] (ce que l’on cache et qui pourtant échappe du corps), les gouttes de sueur que l’esthétique contemporaine du corps idéal nous force à dissimuler, trahissent la singularité du travailleur, ses émotions, et son travail aussi, la fatigue, la chaleur, la respiration du corps : ses pores (de l’intérieur vers l’extérieur). Ces « réactions organiques manquées » rappellent en effet que « le corps est une sphère de pulsionnalité » [10] avec ses désirs, ses besoins et ses manques propres : d’amour, d’harmonie ou de plaisir…
Les couleurs sont parfois violentes et parfois ocrées, plus douces, on semble voir dans une seule et même photographie différents moments de la même journée du travailleur contemporain condensés dans un mouvement diurne. Avec ces tâches subtiles de la vie et de l’art, l’artiste, créatrice d’une réalité subjective, lance une réflexion plus profonde à propos de l’époque dans laquelle elle vît –dans le corps et dans le temps.
Le texte, le contexte, le rythme.
Time and Sweat (installation sonore et texte, pièce audio et cd, édition à venir) texte par Pietro Gaglianò, est une ligne du temps intemporelle qui fait des boucles. Ce monologue est donc écrit par un homme et lu par une femme – avec son accent british. Ce qui peut apparaître paradoxal dans une exposition tellement inspirée par le lieu – car ce serait alors de l’italien que l’on entendrait, ou du français –, mais ce choix de l’anglais vise à une universalité – celle de la condition du travailleur mais aussi celle de l’état du monde de l’art qui veut-doit-et-peut? parler à tout le monde. Tout y est dit. C’est parfait. C’est beau. Tout y est dévoilé, même cette évidence refoulée : la relation entre le temps et la sueur.
Point central du déroulement de ce poème théorique : l’hégémonie et le contrôle du temps par le travail et vice versa – la référence incontournable à Metropolis de Fritz Lang (1927). Cette histoire des rapports entre le travail et le pouvoir politique et financier, part de la fin du 19e siècle avec les premières grèves à Chicago puis traverse l’Europe du 20e siècle avec ses dates symboliques – Mai 68 et l’imagination au pouvoir notamment… – donne une temporalité à l’exposition mais aussi une interprétation du temps historique : à la fois comme contrôle et comme déploiement des possibles. Car il y a aussi l’amour dans ce texte, à travers l’évocation de Untitled (Perfect Lovers), de Felix Gonzales Torres : l’une des œuvres de l’art contemporain les plus amoureuses qui soient.
Ce texte extrêmement dense devient ainsi une phénoménologie choisie, un rouleau du temps qui se déroule dans un ordre qui renverse le temps et qui se referme comme un cercle. Comme le monologue de quelqu’un qui ne veut pas que les autres oublient ce qu’il dit et qui se répète à l’infini. Et le texte devient œuvre – avec le temps, à l’image du rouleau de l’histoire de l’art qui, lui, se déroulant à son rythme, et s’ouvre au texte, comme œuvre d’art. Autre élément fondamental et qui ici est donné de la manière la plus expressive possible : l’échange entre l’art et la pensée théorique, qui est loin d’être un don-contre don obligatoire, non, c’est une coexistence nécessaire, laborieuse et poïétique – créatrice.
« Time of work » [11].
En entrant dans l’exposition l’on entend immédiatement Autour de, le bruit de la double projection des diapositives. Le son mécanique et rythmé qui en émane, rappelle les engins industriels, le travail à la chaîne. La double projection de ces quatre cadrans d’une horloge, joue avec le spectateur et avec le temps – est-ce le même cadran quatre fois ou quatre horloges différentes qui s’intercalent ? Est-ce que le temps s’est finalement arrêté ? Non, il ne s’arrête pas.
« The time of the factory.
The time in the factory.
The clocks in all the factories » [12].
Transition entre le corps et sa coquille architecturale. Le son de l’usine et l’image du vieux clocher de l’église de Hussigny Godbrange, ville minière, construite par et pour l’industrie. Le caractère assez moderne et monumental du clocher délabré donne l’acceptation de la hiérarchie, puis son vieillissement – elle change de visage. Rouleau du temps encore : le temps se fige, puis devient repère.
« Time is elastic » [13].
Le texte comme œuvre d’art et le poster (qu’on a envie de prendre) comme œuvre d’art en cours. L’homme au marteau, (la pile d’affiches), l’œuvre la plus « discrète » de l’exposition, exprime quant à elle le travail comme un work in progress. Cette caractéristique fondamentale de tout labeur, dans tout contexte temporel ou professionnel – le travail se fait en se faisant et cela prend du temps – est pourtant devenue complétement taboue à une époque ou tout doit être immédiatement prêt, et où même les artistes, les auteurs, les penseurs doivent produire, rapidement, constamment, à la chaîne. Clin d’œil peut-être aussi à la conception selon laquelle le travail artistique, théorique et culturel « n’est de toute façon pas un “vrai travail” ». Ce tas de feuilles, un tas de détails (le même à chaque fois) est la répétition, encore, et encore, puis la création d’un temps autre : comme phénoménologie d’un temps vécu et d’un temps donné ou “perdu” à travailler (ou à créer), héroïquement.
« You will never have our time » [14].
[1] Kostas Axelos, Ce qui advient. Fragments d’une approche, Paris, Éditions Les Belles Lettres, « encre marine », 2009, p. 102.
[2] Les phrases en gras qui se trouvent du côté droit de la page sont des extraits du texte « Time and Sweat », de Pietro Gaglianò qui fait partie de l’exposition comme œuvre. Ce texte rythme le temps dans lequel est conçue et se déroule l’exposition et il dévoile également la conception philosophique du temps qui encadre le projet. La référence directe à certaines de ces phrases est en effet nécessaire.
[3] Fausse conscience : elle travestit ou occulte le réel par de fausses associations (par exemple entre la perfection de l’image du corps et la consommation marchande) ou de fausses dissociations (par exemple entre les conditions de vie harassantes et le vieillissement prématuré du corps). Joseph Gabel, La Fausse Conscience. Essai sur la réification, Paris, Éditions de Minuit, « Arguments », 1962.
[4] Extrait de « Time and Sweat » (2015), texte de Pietro Gaglianò qui fait partie de l’exposition.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Maurice Godelier et Michel Panoff, Introduction, in Le Corps humain conçu, supplicié, possédé, cannibalisé, Paris, CNRS Éditions, 2009, p. 26.
[8] Extrait de « Time and Sweat » (2015), texte de Pietro Gaglianò qui fait partie de l’exposition.
[9] À propos des « actes manqués », ou « accidentels », Freud note qu’ils « ne se distinguent des méprises que par le fait qu’ils ne recherchent pas l’appui d’une intention consciente et n’ont pas besoin d’un prétexte. Ils se produisent pour eux-mêmes et sont admis, car on ne leur soupçonne ni but ni intention. […] Ces actes méritent plutôt le nom de symptomatiques. Ils expriment quelque chose que l’auteur de l’acte lui-même ne soupçonne pas et qu’il a généralement l’intention de garder pour lui, au lieu d’en faire part aux autres ». Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Éditions Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 2001, pp. 241-242.
[10] Ibid., p. 100.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14] Ibid.