Carole Melchior
Carole Melchior
eleutheromania
artiste invitée Charlotte Beaudry
07.09.2019 - 06.10.2019
Vernissage le 7 septembre 2019 à partir de 11h30
au centre d’art Nei Liicht
Exposition ouverte du mercredi au dimanche de 15h00 à 19h00
http://www.carolemelchior.comCarole Melchior – eleutheromania
Christophe Gallois
Eleutheromania : ce mot énigmatique, dont Carole Melchior a immédiatement aimé la sonorité, possède une signification qui enchante. Formé à partir du grec ancien, en combinant les termes eleuthería–liberté, indépendance – et mania, il désigne le désir intense, voire excessif pour la liberté. En le choisissant comme titre pour son exposition personnelle au centre d’art Nei Liicht, la photographe nous invite à envisager son travail à l’aune de ce désir.
La « liberté excessive » qui anime l’œuvre de Carole Melchior se situe tout d’abord dans la relation qu’elle entretient avec le monde, par le prisme de la photographie. Fruits de moments d’immersion dans l’intensité du réel, instants captés « dans le temps de la vie qui défile[1] », ses photographies prolongent quelque chose du flux vital dont elles proviennent. « Il y a un certain vertige, le temps et l’espace deviennent sensibles[2] », dit-elle à propos des moments qu’elle choisit, spontanément, de photographier. Il s’agit moins de saisir un « instant décisif », de témoigner d’une réalité ou d’enclencher une narration, comme on l’attend souvent d’une photographie, que de puiser dans « l’épaisseur de la durée[3] » des impressions, des sensations, des affleurements, des surgissements, des textures, des « copeaux de présent[4] ».
Cette approche confère à ses photographies leur qualité souvent mémorielle, pensive, onirique. « Comment se révèle notre mémoire, comment se construisent nos pensées, comment se fondent nos souvenirs[5]? », interrogeait-t-elle à l’occasion d’une précédente exposition personnelle[6], dont le sous-titre, Les fondations du rêve,formulaitl’une des lignes de force de son œuvre. Dans ses photographies, les instants passés se mêlent aux présages, l’observation du monde se conjugue avec l’exploration de nos univers intérieurs. Émerge alors de sa pratique la possibilité d’une photographie comme pensée telle que la décrit Jean-Christophe Bailly dans L’Instant et son ombre : « Non pas la pensée en action d’un sujet qui dirait “je pense” (et ce qui s’ensuit…), mais une sorte de pur envoi ou d’action passive se déroulant, s’embobinant entre un sujet et le monde[7]. »
Comme dans le monde des rêves, la nature de ces images dépasse souvent la simple visibilité. « Je tente, dit Carole Melchior, de capter l’esprit de quelque chose[8]. » Dans un entretien conduit à l’occasion de la publication de son livre Apprendre à dormir la nuit (2018), elle convoque à ce propos ce beau fragment du journal de la photographe et écrivaine Alix Cléo Roubaud : « Dans quelle mesure ce qui “sort du noir”, naît du “rien” est-il conforme au souvenir de l’image prise. Car le photographe n’a pas seulement vu le monde, il l’a au même moment rencontré plus ou moins simultanément, avec les autres sens ; il l’a entendu, respiré, goûté, touché même[9]. » Les photographies de Carole Melchior ouvrent souvent l’image à ces autres dimensions. Par l’évocation d’univers sonores, musicaux ou cinématographiques, par l’attention qu’elles portent à la tactilité de certains objets, par leur capacité à incarner une atmosphère, un souffle, une respiration, elles traduisent tout autant l’épaisseur que la subtilité des moments d’où elles affleurent. « L’espace du visible est connecté[10] », indique-t-elle.
La liberté qui traverse le travail de Carole Melchior, c’est également celle des images elles-mêmes : leur existence propre, leur survivance, leur persistance, leur métamorphose – autant de mouvements qui trouvent dans le regard leur premier vecteur. « il y a l’image que l’on voit, et puis celle qui se forme[11] », indique l’artiste. Ses photographies, note François De Coninck, « s’immergent en nous comme le font nos images mentales[12] ». Elles explorent la porosité des relations entre les images que nous voyons et les images qui nous habitent, entre ce dont nous nous souvenons et ce que nous imaginons.
Au sein des « notes visuelles » qu’elle accumule au fil du temps, Carole Melchior extrait, souvent après un temps de latence, les images dans lesquelles « quelque chose échappe », « quelque chose advient[13] », malgré elle. Nous touchons ici à « l’inconscient optique » qu’évoque Walter Benjamin dans sa Petite Histoire de la photographie : cette « part d’inconnu que recèle, pour celui-là même qui la prend, toute photographie[14] », selon la définition limpide qu’en donne Jean-Christophe Bailly. L’inconnu que recèlent les photographies de Carole Melchior est le moteur inépuisable de leur existence. Elles se déposent en nous, sans crier gare, détachées de toute provenance et de toute destination. Une phrase de Robert Bresson qu’elle plaçait en préambule de son projet Apprendre à dormir la nuitincarne cette dimension : « J’ai rêvé de mon film se faisant au fur et à mesure sous le regard, comme une toile de peintre éternellement fraîche[15]. »
Pour la plupart inédites, réalisées à partir de prises de vue faites durant ces six dernières années, les photographies rassemblées dans l’exposition procure cette étrange sensation : celle d’apparaître sous nos yeux, à la surface du papier, au moment où notre regard se pose sur elles. Il s’agit d’images libres, singulières, autonomes, entre lesquelles se tissent pourtant de multiples « liens secrets[16] ». Plusieurs d’entre elles ont été prises lors de moments passés par l’artiste en compagnie de personnes qui lui sont proches : à l’occasion d’une promenade, d’une danse improvisée, de la visite d’une exposition, ou encore d’un trajet en métro. Ce sont le plus souvent des femmes, et l’artiste souligne le sentiment de sororité qui pénètre l’exposition. D’autres sont des photographies d’écrans, prises durant le visionnage d’un film ou d’un clip vidéo. Chaque fois, dans ces instants qui peuvent sembler anodins, il s’agit de figurer l’émergence discrète d’un sentiment, d’une impression, d’un accord – dans un sens qui pourrait être musical – entre une personne, un geste, un objet, un motif, une lumière ou un lieu. Chaque fois également,une « brèche » s’ouvre dans l’image : dans la trame d’une étoffe, dans les ondulations d’un motif ou d’une chevelure, dans les plis d’un vêtement, dans le scintillement d’un objet, dans les aspérités d’un film d’archive, dans les nuances de lumières qui parcourent un feuillage. « Mes photographies, écrit Carole Melchior, ne montrent pas quelque-chose de bien défini, elles s’attèlent à découvrir des brèches. Nous touchons les images des yeux, elles nous pénètrent, elle résonnent en nous[17]. » Le sens, dans ses photographies, entre par effraction, avec une infini délicatesse.
1. Carole Melchior, dans « La sombre intimité de Carole Melchior, photographe », entretien publié sur le blog L’Intervalle : https://lintervalle.blog/2018/04/29/la-sombre-intimite-de-carole-melchior-photographe/
2. Ibid.
3. Ibid.Carole Melchior emprunte ce terme à Henri Bergson.
4. Roland Barthes, La Préparation du roman. Cours au Collège de France 1978-79 et 1979-80, Paris : Seuil, p. 197.
5. Carole Melchior, art. cit.
6. Carole Melchior, Apprendre à dormir la nuit. Chapitre premier : Les fondations du rêve, LUCA – Luxembourg Center for Architecture, 2015.
7. Jean-Christophe Bailly, L’Instant et son ombre, Paris, Seuil, 2008, p. 91.
8. Carole Melchior, art. cit..9.
9. Alix Cléo Roubaud, citée Hélène Giannecchini, Une image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud, Seuil, 2014.
10. Carole Melchior, art. cit.
11. Ibid.
12. Texte publié sur le site de l’artiste.
13. Carole Melchior, échange oral avec l’auteur, août 2019.
14. Jean-Christophe Bailly, op. cit.,p. 86.
15. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1995, p. 125.
16. Carole Melchior, échange oral avec l’auteur, août 2019.
17. Carole Melchior, art. cit.