Esther Hovers
photographe
Parmi les thèmes de contrôle et de pouvoir, il y a deux autres éléments qui me fascinent. D'une part, mon travail réfléchit la manière dont le contrôle est exercé dans le cadre de l'espace public. À quel moment l'architecture constitue-t-elle une expression du pouvoir? Comment la planification urbaine, l'urbanisme et l'architecture déterminent nos mouvements? D'autre part, mon travail à pour but de soumettre une interrogation sur le contrôle au sens politique du terme. Quelle est la position de l'individu dans un système prédéterminé?
Comment ces fascinations se reflètent-elles dans mon travail?
J'ai une approche investigative pour mes projets. En ce qui concerne mon travail le plus récent, False Positives, j'ai exploré le monde des systèmes de surveillance. Je me suis intéressée de près aux caméras qui sont conçues pour reconnaître un comportement déviant dans l'espace public. J'ai démarré le projet en faisant des recherches plus vastes sur le fonctionnement technique de ces caméras. Par la suite, j'ai cherché à exprimer visuellement le savoir que j'avais acquis récemment. Pour False Positives, j'ai pris les rues de Bruxelles et j'ai envisagé la ville comme un plateau de théâtre où les passants étaient transformés en figurants - des figurants soumis au jugement de ces caméras objectives, les dites CCTV.
Au final, je présente mon travail de manière à souligner mon rôle d'investigatrice dans une installation spatiale qui fait rejoindre les différents aspects de mon enquête. Je fais des mélanges entre mes photographies, des dessins et occasionnellement aussi des films. Durant ce processus, j'attache une grande importance aux différents matériaux avec lesquels je travaille. Les différentes phases inhérentes à mon enquête appellent une finalisation du projet qui doit être construit de ces mêmes phases, de ces mêmes couches. C'est pourquoi j'opte pour une multitude de combinaisons de techniques d'impression, de tailles, de dimensions et de types de papier.
Le processus est mon résultat final. Ce n'est pas seulement la visualisation de ce processus qui est cruciale pour mon travail, mais aussi le fait de partager mes observations avec l'audience. Je questionne la position de l'individu dans un système prédéterminé. Les systèmes qui contrôlent notre société se trouvent au cœur de mon enquête. Dans ce contexte je pense aussi bien aux systèmes politiques qu'à la planification spatiale et urbaine.
Mais je ne cherche pas à répondre à ces questions complexes. Je suis une enquêtrice, mais avant toute chose je reste
photographe. Je cherche à simuler un dialogue; mon but n'est pas nécessairement de trouver des réponses. Si mon travail suscite davantage d'interrogations que de réponses à celles-ci, alors j'en suis contente. Au final, les questions peuvent planter autant de graines, tandis que les réponses ne le font que rarement.
Within the themes of ‘control’ and ‘power’ there are two different elements that fascinate me. On the one hand, my work deals with the ways in which control is exerted within public space. When does architecture constitute an expression of power? How do urban planning and architecture determine our movements? On the other hand, my work aims to discuss ‘control’ in a political sense. What is the position of the individual within a predetermined system?
How are these fascinations reflected in my work?
I approach my projects in an investigative manner. For my most recent work, False Postives, I explored the world of intelligence surveillance systems. Here I focused on cameras that are built to recognize deviant behavior within public space. I started the project by doing extensive research on the technical workings of these cameras. Subsequently, I searched for a way to visually express my newly acquired knowledge.
For False Positives I took the streets of Brussels and approached the city as a theater where passers-by were transformed into extras – Extras who fall prey to the judgment of these ‘objective’ CCTV cameras.
Finally, I present my work in ways that emphasize my role as an investigator. I present them in a spatial installation that merges the different aspects of my investigation. I make combinations between my photographs, drawings, and occasionally, films. During this process, I attach great value to the different materials that I work with. The different layers inherent in my investigation demand a finalization of the project that is equally layered. That is why I opt for a multitude of combinations between different printing techniques, sizes or dimensions, and types of paper.
The process is my final result. Not only is the visualization of this process crucial to my previous work, but my aim is to share my observations with the audience. I wonder about the position of the individual within a predetermined system. The systems that control our society lie at the heart of my investigation. Here I think of both intelligent surveillance and political systems, as well as spatial and urban planning.
Even so, I do not strive to answer these complex questions. I am an investigator, but first and foremost I remain a photographer. I seek to stimulate dialogue; my aim is not necessarily to find answers. Should my work succeed in asking more questions than it can answer, then I should be very content. Ultimately, questions can plant a seed, while answers only very rarely succeed in doing so.
Corps du pouvoir
À propos de l’exposition d’Esther Hovers
Structures of Power
Commissaire d’exposition Danielle Igniti
Surveillance intelligente
Afin de prévenir le terrorisme et d’autres activités criminelles (comme le trafic humain et la pornographie infantile), afin aussi de détecter des situations dangereuses (comme par exemple les cambriolages), ou l’utilisation dans l’espace public d’objets dangereux (couteaux ou armes), l’Union Européenne a financé entre 2009 et 2013 un projet de recherche scientifique très controversé à travers plusieurs universités : « Indect » ou sinon, « Intelligent information system supporting observation, searching and detection for security of citizens in urban environment » [1]. L’objectif du projet était de créer des outils capables « d’assurer la sécurité des citoyens ». Détecter donc de manière automatique les menaces criminelles potentielles, en identifier les sources et transmettre les informations aux autorités compétentes. Il existe en effet des systèmes qui repèrent automatiquement les « situations potentiellement menaçantes » et alertent leurs utilisateurs qui, en fonction des informations transmises, décident si une intervention est nécessaire ou pas. Le projet a évidemment fait polémique en raison de ses ingérences multiples dans la vie privée ; et les Anonymous ont organisé à cette occasion les campagnes #OpBigBrother (opération Big Brother) et #OpIndect qui ont pris différentes formes (protestations, manifestations, vidéos, etc.) dans plusieurs villes européennes.
Or cette recherche n’était pas si avant-gardiste que l’on pourrait le croire : elle se basait sur des procédures déjà utilisées par des services de police et des procureurs et elle est intervenue dans un contexte où la surveillance généralisée (intelligente ou pas) en milieu urbain était déjà une réalité – que ce soit à travers la géolocalisation des téléphones portables, la détection de « données biométriques », la surveillance des données et fichiers échangés sur Internet ou l’utilisation de caméras de surveillance. En effet, cela fait quelques années que lorsqu’un site est défini comme étant « sensible », des caméras de vidéo surveillance intelligente y sont installées. La vidéo surveillance intelligente procède donc à l’analyse des images en temps réel, des algorithmes sont spécifiquement créés afin que le système puisse immédiatement reconnaître tout comportement « anormal », « potentiellement dangereux » ou suspect. C’est précisément ce contexte technologique et sociopolitique que questionne Esther Hovers avec son projet False Positives. Elle le fait dans un perspective poétique qui consiste à observer la corporéité des usagers de l’espace public.
Recherche artistique sur la surveillance, devient surveillance à son tour
L’artiste se retrouve un jour dans le quartier d’affaires de La Défense à Paris – « site sensible ». Elle observe les flux des personnes comme ils se dessinent dans l’espace entre les bâtiments et les bouches du métro pendant les heures de pointe. Ces mouvements, qui se répètent presque à l’identique chaque jour ouvrable de la semaine, l’interpellent. Esther Hovers regarde ces déplacements qui se ressemblent, elle repère les trajets et examine les modes de circulation ou d’occupation de l’espace. En réalité, elle imite l’objet de ses recherches : elle surveille les flux des personnes, exactement comme les caméras de surveillance qui sont installées partout dans l’espace public des villes occidentales et qui enregistrent le quotidien. Elle décide alors de prendre ses photographies à partir d’emplacements qui, très judicieusement, simulent la perspective des caméras. Les photographies sont prises à La Défense, à Bruxelles et ailleurs, toujours depuis des points de vue qui pourraient être ceux des caméras de surveillance.
L’artiste, dont la méthode de travail ressemble à celle d’une enquêteuse, conduit parallèlement des entretiens avec ceux qui sont derrière ces dispositifs de « protection » ambiguë : les personnes qui les programment, qui les manient et qui les installent. Elle découvre alors un domaine d’étude technique des mouvements – et donc des langages – du corps : un algorithme serait en effet capable de détecter les huit anomalies du corps qui dénoteraient le danger potentiel. L’anomalie, une déviance par rapport à la norme, ne pouvant se définir qu’en fonction de cette dernière, un questionnement important surgit immédiatement dans le processus de recherche de l’artiste : savoir ce qui, parmi les mouvements potentiels du corps dans l’espace public est normal. Questionnement qui se prolonge par l’interrogation qui concerne l’impact d’un lieu spécifique sur la définition de la normalité. Car en effet, l’architecture, les usages suggérés par les plans d’urbanisme, les règles sociales, les manières de devoir être et les règles de savoir ou devoir être instaurées par toute cité influencent le comportement de ses habitants. Esther Hovers a donc dessiné les huit figures de la déviance et de la dite « anomalie » selon le modèle européen. À savoir : rester immobile, réaliser des mouvements rapides, prendre des directions déviantes, objets isolés, groupes se séparant, mouvements synchronisés, regards rapides en arrière.
L’on pourrait dire que les caméras de surveillance dans l’espace public s’insèrent et perturbent le dispositif des manières de voir tel que décrit par Jean-Paul Sartre qui distinguait deux types de regard : le regard que je porte sur autrui, « regard-regardant » et le regard qu’autrui porte sur moi « regard-regardé » [2]. Aujourd’hui, un troisième œil, technique, programmé et qui ne se ferme jamais observe les regardants se regardant (ou pas) : le regard-regardant technologique constant et intrusif de la caméra de surveillance s’insère ainsi dans le dispositif des regards possibles dans l’espace public – et parfois même privé. Et si cet œil a un impact réel sur les fonctions contemporaines de l’espace public – parce qu’il limite considérablement ses usages possibles ; il a aussi un impact sur les mouvements possibles du corps étant donné que les mouvements définis comme étant suspects sont des mouvement tout à fait « normaux ».
La photographie chorégraphique
Entre espionnage et fascination, advient la surprise. La série de photographies qui constituent False Positives, tout comme les autres clichés de la photographe qui imitent les caméras de surveillance, alors qu’ils évoquent une thématique pour le moins inquiétante, revêtent une beauté inattendue. Car Esther Hovers prend la place de cet œil technologique et propose sa propre vision des mouvements quotidiens dans l’espace public. Et cette vision est poétique. Ses images donnent l’impression d’avoir étés mises en scène : comme s’ils étaient les instantanés d’une chorégraphie. L’on reconnaît l’impact du beau travail d’Anne Teresa De Keersmaeker dans l’œil de la photographe : lignes de fuite et équilibres mathématiques harmonieux, espace inoccupé donné à l’interprétation, blanc, et tensions. Lutte aussi, contre toute tentative de normalisation : le corps apparaît dans ces images comme ce qu’il y a de plus fluide – comme l’ultime et absolue résistance à toute tentative de normalisation. Les « dangereux suspects » de la vie quotidienne réclament ici, et sans le savoir, tout simplement, à travers leur langage corporel affectif et leur singularité le droit de vivre leur quotidien dans l’espace public. Car rester immobile c’est souvent attendre quelqu’un, s’endormir en attendant son train est quelque chose qui peut arriver, bouger rapidement c’est peut-être faire aussi un jogging, les mouvements synchronisés peuvent être ceux d’un adolescent, écouteurs dans les oreilles, qui danse au rythme de sa musique.
Ce que le travail d’Esther Hovers met en évidence c’est la corporéité dans la ville – le vécu sensible et incarné de la ville – qui constitue la modalité première des déplacements, des « dérives urbaines », des localisations préférentielles et des lieux de rencontres sous toutes leurs formes (sorties de métro, rues, places, passages, parcs…). Elle met en évidence le fait qu’il est essentiel de concevoir la ville sous l’angle de l’expérience corporelle (Richard Sennett [3]), non seulement comme une continuité de mouvements et de sensations physiques dans l’espace urbain, mais aussi comme vécu incarné, sensible, affectif de l’urbain. D’où la nécessité d’examiner les rapports charnels, ressentis, perceptifs à l’architecture, à l’urbanisme et à la planification dans une perspective phénoménologique du corps dans la ville.La ville comme centralité, comme espace vivant et comme lieu de vie ne pourrait en effet exister sans le mouvement des passants, des habitants, des voyageurs, de tous ces corps en chair et en os qui vivent et font vivre cette ville – qui incarnent son existence et qui constituent la condition même de toute ville : sans êtres humains la ville devient une non-ville, un fantôme – comme les quartiers d’affaires pendant les jours fériés.
Le paradoxe central : un non-lieu à la fois inquiétant et … beau.
L’impact des nouvelles technologies sur les mouvements quotidiens et inconscients du corps est évident : ce sont tous ces nouveaux micro-gestes qui consistent en l’utilisation des téléphones intelligents, des tablettes tactiles et des autres appareils dont l’utilisation est aujourd’hui de l’ordre de la banalité. L’artiste Julien Prévieux, en donne un bel exemple avec son projet What Scould We Do Next ? [4]Il constitue en effet depuis une dizaine d’années une « archive des gestes à venir » – gestes anticipés et étudiés notamment par les compagnies qui fabriquent ces objets technologiques intelligents de la vie de tous les jours. À partir de cette archive, il crée des chorégraphies des incorporations prospectives des technologies [5].
L’on pourrait dans cette perspective considérer que le travail d’Esther Hovers constitue une archive photographique des gestes encore permis dans l’espace public. Car l’incorporation des règles et des usages admis de l’espace public est une dynamique qui inévitablement limite les possibilités – comme une chorégraphie qui instaure des règles. La surveillance généralisée associée à l’usage constant des téléphones intelligents (le regard constamment baissé vers le sol) et la marchandisation de toute parcelle qui n’est pas strictement vouée au transit, transforment en effet l’espace public contemporain en non-lieu. Il ne s’agit plus du non-lieu tel que Marc Augé [6] l’envisageait dans les années quatre-vingt-dix quand il évoquait les aéroports, les autoroutes, les centres commerciaux et autres étendues géantes pour leur anonymat alors croissant. Il est aujourd’hui question d’un espace public qui est sans marges, qui ne permet pas de dévier de son chemin, de danser à l’écoute heureuse d’une chanson, de s’endormir sur un banc au soleil. Or, un espace public au sein duquel tout usage non-utile est considéré comme une déviance, un écart, un danger potentiel, devient immédiatement un non-lieu ou, plus précisément, un lieu de non-vie. La singularité et tout le paradoxe de ce travail résident dans la capacité de l’artiste à rendre un résultat de son regard – pourtant critique – qui a la beauté d’un geste dansé par la fameuse compagnie « Rosas » – aérien, libre, inspirant, à la fois suspendu hors temps et ancré dans le vécu. Elle nous donne à voir ses séries d’instantanés et de figures du corps dans la ville que l’on voudrait continuer à regarder, scruter, observer, examiner… mais pas surveiller.
Cartographier l’impouvoir
C’est en raison de ses vertus de résistance aux conditions difficiles que le lin était utilisé pour la fabrication des cartes militaires. Avec Structures of Power, le regard de l’artiste se déplace : de l’imitation du langage visuel des dispositifs de contrôle du corps, il devient ici structure et matière qui dévoile ce qu’elle veut représenter. Ce projet est le fruit d’un questionnement sur le pouvoir de l’Europe. Utilisant un langage évoquant la guerre : imitation des cartes militaires, évocation des frontières territoriales et de la « forteresse » poreuse et impotente qu’est devenue la belle Europe, l’artiste questionne ses fondements. À la place du territoire on y voit des symboles : Erasme, puis un globe – rappel que l’Europe se trouve encore sur une planète avec d’autres pays – ; et pour finir : une manifestation à la sortie d’un métropolitain bruxellois. Adopter le point de vue du pouvoir, pour montrer ses failles : les contre-pouvoirs. Esther Hovers suggèrerait-elle, subtilement, les possibilités de résister – ou pas – aux pressions du temps et de l’espace, du contrôle du corps et de la surveillance du territoire ?
Sofia Eliza Bouratsis
[1] Un autre programme fincancé par l’UE, similaire car mettant également en œuvre une surveillance basée sur le comportement était le « SAMURAI » nom qui correspond à « Suspicious and Abnormal behaviour Monitoring Using a netwoRk of cAmeras and sensors for sItuation awareness enhancement ».
[2] Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943.
[3] Richard Sennett, La Chair et la pierre. Le corps et la ville dans la civilisation occidentale, Paris, Les Éditions de la Passion, 2001.
[4]Voir notamment Julien Prévieux, What Shall We Do Next? (Sequence #1) https://vimeo.com/59793317 et What Shall We Do Next? (Sequence #2) https://vimeo.com/111013619.
[5] Lire à ce sujet Catherine Duchesneau et Magali Uhl, (article soumis/à paraître en 2017) : « Gestes “de l’air” et autres mouvements du corps à venir. La fiction prospective et l’incorporation des technologies chez Julien Prévieux ». Inter – Art actuel, no 127, « Technocorps et cybermilieux ».
[6] Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éditions du Seuil, 1992.