IMAGES BURLESQUES ET CRITIQUES DE « LA FEMME PARFAITE »
Polysémies du corps et associations libres dans l’œuvre de Dominique Cerf
Texte par Sofia Eliza Bouratsis
« Je ne milite pas.
Je ne fais pas un travail féministe.
Je ne règle pas de compte.
Je ne me lamente pas ».
Dominique Cerf
Provocation.
Pulsions sexuelles.
Regard critique (et sensible).
Images découpées.
Objets cousus.
Mots choisis.
Et surtout : humour.
C’est parce que tout être humain – qu’il soit artiste, spectateur, médecin ou philosophe – est pourvu d’un corps – par lequel il est « territorialisé », affecté et débordé – que la perspective sur le monde est nécessairement la perspective du corps. Peut-on alors dire qu’une femme et un homme perçoivent une œuvre d’art de la même façon (1) ? On devrait surtout se demander pourquoi ils devraient le faire, puisqu’ils n’ont pas le même corps et puisque, comme Freud l’a expliqué il y a plus d’un siècle, le corps est source de pulsions que l’on ne peut contrôler. L’une des questions que pose le travail de Dominique Cerf est celle de savoir pourquoi le regard masculin réussit à modeler le corps des femmes et, surtout, pourquoi l’inverse n’est pas valable de la même manière.
ASSEMBLAGES ARTISTIQUES D’UN CORPS « BIEN RANGE »
L’idée qu’une société se fait du corps est l’un des analyseurs (2) les plus pertinents qui soit si l’on veut comprendre la manière dont cette société se conçoit. Dominique Cerf, quant à elle, observe méticuleusement le corps occidental contemporain. Elle en sélectionne des images dans la presse et les collectionne, elle découpe et rassemble à sa guise des morceaux de corps choisis afin de créer ses collages. Le travail de l’artiste est donc avant tout un face-à-face avec des images du corps – féminin surtout et masculin parfois. Ces corps sont souvent « parfaits », c’est-à-dire sexy (minces, presque nus et… aux allures érotiques, voire même pornographiques). Parfois le trouble peut prendre le dessus et un poulpe ou une méduse écrasent la tête d’une femme (cela vous dérange-t-il, cher lecteur ?). Parfois, au lieu de n’avoir « que » deux cuisses la femme couchée sur le gazon en a dix – et onze pieds, toujours avec des chaussures à talons bien sûr, « c’est plus féminin ». Ces monstres sexy et baroques aux allures surréalistes que crée l’artiste ont pourtant quelque chose de fragile : c’est du « fait maison », du travail à la main. Les collages deviennent simultanément des broderies sur papier puisque l’artiste aime y coudre des petits objets trouvés – dentelles, sequins ou fleurs en plastique par exemple. Une forme de bricolage très subtil et évocateur d’une autre époque. Il y a aussi une fragilité intrinsèque à ce travail car il touche aux fantasmes et touche ainsi la corde sensible des indicibles puissances psychiques.
Vient ensuite la manière de l’artiste : elle est aussi humble que percutante. Les matériaux qu’elle utilise sont à la portée de tous – comme les idéologies du corps qui n’ont pas de classe sociale. Les objets qu’elle nous donne à voir sont peu nobles, souvent kitsch, des petits trophées en plastique à l’allure veillotte, des bigoudis, des fleurs, des chutes de tissus : ce sont souvent des détails de la vie quotidienne qui pourraient passer inaperçus, des petites choses que l’on jetterait et que l’artiste rend précieuses en choisissant de les garder. Ces petits objets ont toujours une histoire à raconter, comme les trésors que l’on trouve dans l’armoire de notre grand-mère.
LES MOTS POUR « LE » DIRE AVEC HUMOUR
Sur ses dessins-collages, Dominique Cerf colle des bouts de phrases, des extraits de conseils ménagers ou des commentaires quelque peu dérisoires – qui peuvent parfois rappeler ceux des critiques d’art totalement à côté de la plaque. Ces fragments de texte sont pour la plupart extraits de collections de livres particulièrement « savants » : les Harlequins, un Atlas ménager des années cinquante, des manuels de savoir-vivre pour femmes au foyer, des slogans publicitaires et des calendriers photographiques (ceux que l’on imagine seulement dans les camions) – toute une littérature populaire qui exhibe le désir sur papier glacé ou qui enseigne le « devoir-être » stéréotypé. Autrement-dit le trésor d’un chercheur en sciences humaines qui tenterait de comprendre la vie quotidienne des peuples occidentaux. L’artiste reproduit ainsi ce qu’engendre la société de consommation, mais à l’envers : elle découpe, recolle et réussit finalement à déconstruire les idéologies qui se rapportent à la corporéité féminine telle qu’elle est perçue par le regard masculin. Mais au lieu d’utiliser un langage intellectuel ou militant qui, répété à l’identique depuis les années soixante-dix, est devenu presque inaudible, elle choisit de jouer avec les mots de tous les jours, les questions existentielles « à la noix » ou les expressions de la psychologie vulgarisée. De cette satire percent pourtant de vraies questions : celles qui concernent le sens de la vie, le désir, l’amour, l’illusion et les fictions du quotidien.
Il n’est donc pas question ici de faire de grandes déclarations féministes radicales, mais plutôt de décaler, détourner et rendre dérisoires tous ces clichés de la vie « idéale » qui après tant de révolutions (sexuelles, culturelles ou autres) continuent à torturer les fantasmes de « monsieur et madame tout le monde ». Ce constat n’est malheureusement pas ironique : ces images « roses » dominent ou du moins subsistent dans les coins refoulés de l’inconscient de chacun d’entre nous.
Toute la banalité routinière, le « commerce » de la vie quotidienne, vient ainsi investir cette prise de position artistique face au commerce du sexe.
Elle note aussi quelque part ses « manies » : « récupérer, collectionner, tout garder, ne rien jeter, accumuler, tout mélanger, dessiner, peindre, découper, coller, coudre, assembler »… Si parmi cette liste de mots on enlevait ceux qui se rapportent aux tâches ménagères et à l’art, il resterait alors ceux qui pourraient décrire certaines des fonctions fondamentales de l’inconscient…
CHAIR EN PAPIER : DE LA TRIVIALITE AU DESIR ET AU REVE
« Nous pouvons nous attendre à découvrir de fortes émotions concernant notre corps. Nous l’aimons. Nous sommes narcissiques » (3).
Ce bricolage du détail, cet artisanat si « féminin » – « l’association des idées apportant l’association des techniques », comme le dit l’artiste – incite le spectateur de l’exposition à adopter un regard critique, rempli d’humour et de sensibilité. Autrement-dit à confectionner ses propres interprétations de la rêverie corporelle. En se réappropriant le corps – ou plutôt son image – Dominique Cerf ne met pas en cause ses formes ou ses pulsions mais notre manière de les interpréter, elle explique qu’elle essaye tout simplement de « s’arranger avec le réel qui la chagrine ».
Ce qui est certain c’est que l’art ne va changer ni la conception du désir, ni celle de la femme-objet, du mâle-chasseur ou de la vie domestique « bien rangée » et commercialisée. Il est pourtant probable qu’il puisse avoir une incidence sur notre approche de ces questions. Il y a en effet dans le travail de Dominique Cerf des détails extrêmement poétiques qui transcendent discrètement la banalité : par exemple un filet de paillettes qui évacue tout le trivial et ne garde que le désir et l’amour. C’est certes un travail sur la vie des « adultes » mais il rappelle la joie de l’enfant qui veut encore rêver.
NOTES
(1) La même chose est évidemment valable pour deux femmes ou deux hommes, pour toutes les femmes et tous les hommes. Mais ce qui est ici plus important c’est le caractère indéniablement sexué de certaines expériences esthétiques.
(2) Jean-Marie Brohm, Le Corps analyseur. Essais de sociologie critique, Paris, Anthropos/Economica, 2001.
(3) Paul Schilder, L’Image du corps. Étude des forces constructives de la psyché, Paris, Gallimard, 1968, p. 39.
Quand je m'appelle, ça sonne occupé
08.11.2014 - 20.12.2014
Vernissage le 08.11.2014 à 11:30