ERIC AUPOL (FRANCE) - PHOTOGRAPHIE / / VINCEN BEECKMAN ET ERIC BOSLEY (BELGIQUE) - PHOTOGRAPHIE / / THOMAS CHABLE (BELGIQUE) - PHOTOGRAPHIE
MASSIMILIANO ET GIANLUCA DE SERIO (ITALIE) - VIDÉO / / PATRICK GUNS (BELGIQUE) - PEINTURE / / SHAHRAM ENTEKHABI (IRAN) - VIDÉO
MARK LUTTEN (BELGIQUE) - INSTALLATION / / SVEN 'T JOLLE (BELGIQUE) - SCULPTURE / / POL PIERART (BELGIQUE) - PEINTURE ET PHOTOGRAPHIE
CURATEUR: JACQUES CERAMI DE LA GALERIE JACQUES CERAMI À CHARLEROI
REMERCIEMENTS À: GALERIE JACQUES CERAMI, CHARLEROI - GALERIE POLARIS, PARIS - GALERIE URS MAILE, LUCERNE
GALERIE MICHELINE SZWAJCER, ANVERS - STELLA LOHAUS GALLERY, ANVERS
CARTE BLANCHE À JACQUES CERAMI DE LA GALERIE JACQUES CERAMI À CHARLEROI
« Tout [artiste] est un homme de frontière, c’est le long d’une frontière qu’il se meut : il défait, il récuse et propose des valeurs et des significations, il articule et désarticule sans trêve le sens du monde dans un mouvement qui est continuel glissement de frontières. »
Claudio Magris, « Considérations sur la frontière » in Utopie et désenchantement, Paris, Gallimard, coll. L’arpenteur, 2001, p. 84-85
(Magris dit : « Tout écrivain… » – je remplace, ndlr ; merci à Alain Delaunois d’avoir pointé pour moi cette citation, dans un texte sur Patrick Corillon).
La migration est un phénomène collectif universel et immémorial, cyclique et vital comme peuvent l’être, pour l’individu, manger et respirer (ou, comme dirait le cinéaste, « peindre et faire l’amour »). Il arrive d’ailleurs que l’on doive migrer pour pouvoir respirer, manger (peindre, faire l’amour). Par quel glissement sémantique, via quelles stratégies politiques sommes-nous, à l’ère de la globalisation, paradoxalement passés du « phénomène de masse » au « problème de société » ?… Migration : à défaut d’en retracer l’historique, il est bon – c’est la proposition de Jacques Cerami à travers cette exposition collective – d’entendre sur la question l’avis d’artistes contemporains, issus forcément de différents horizons et de pratiques diverses. Histoire, peut-être, de reprendre les choses à la base et de ne pas en perdre quelques caractères essentiels. Histoire aussi de les écouter, ces histoires actuelles, ces histoires de migrants. Elles sont aussi, pour peu que l’on n’ait pas peur de regarder derrière nous, souvent celles de nos parents, de nos arrière-grands-parents…
Migrer… C’est passer une frontière. Mettre à mal une limite, contester les genres ou les territoires. Galérer parfois, ouvrir des portes, essayer. (Jusque-là : l’art fait-il autre chose?…)
C’est porter en soi les marques du parcours ou de l’effort physique accompli : marche, insomnies, trajets seul ou en commun, déplacements… C’est savoir ce que l’on perd (fuir) sans être sûr de ce que l’on gagne (chercher). Et c’est, entre ces deux extrêmes, apprendre le prix à payer pour toute chose. C’est contester ou revendiquer, en son nom propre ou pour un bien commun, collectif. Si chaque manifestation est une minuscule migration, chaque migration est aussi à sa manière une manifestation. C’est questionner le sens – l’essence – même du mot « espérer ».
C’est confronter des idées, des certitudes, à l’expérience d’un déplacement et de nouveaux frottements : d’air, de temps, de personnes, de lieux. Prendre le risque de se retrouver esseulé, et en même temps sentir la solidarité de toutes les hordes du monde, déplacés et déclassés de la terre ; mais aussi éprouver l’instinct millénaire de nos semblables à travers la planète : élans et caribous, pingouins et baleines, tortues, oiseaux, saumons (à présent menacés comme nous, menacés par nous). C’est ainsi que la terre tourne autour de son axe, et parfois tremble, sous le pas de tous ces itinérants, tapis roulant devenu fou et sans mémoire, qui finira bien par nous faire trébucher et par rendre l’homme au vide d’où il vient…
La migration, ce n’est pas un simple trajet, une randonnée de plaisance : c’est le versant digne, dicté par l’urgence des oppressés, de la nouvelle mobilité mondiale. La seconde est le tourisme, c’est-à-dire l’avachissement placide des nantis, fondamentalement fermés d’esprit et, malgré les apparences, profondément sédentaires. Il faudrait, pour pouvoir considérer la transhumance des aoûtiens et des juillettistes comme une migration ainsi que le font les médias, leur faire la bonne blague de les empêcher irrémédiablement de faire marche arrière, de rentrer chez eux ! La migration c’est peut-être aussi cela : le voyage MOINS le choix, ou le voyage PLUS le risque.
C’est pratiquer à l’intérieur de soi un dépaysement, parfois même un déphasage : se retrouver à l’extérieur, étranger à soi-même, s’identifier par le dehors, éprouver l’altérité. Se perdre pour – peut-être – se trouver, se remettre en jeu dans ce qui s’apparente souvent à un quitte (l’expulsion) ou double (double identité, double vie, double peine parfois, double bosse que l’on roule, de déserts en oueds). Schizophrénie et réconciliation. Douleur et soulagement. Migrer vous oblige à vérifier ce qu’il reste quand on a tout oublié. Et à prendre le risque de tout oublier, en effet. Migrer c’est, enfin, à la fois tout emporter avec soi et tout laisser derrière soi. Ce qui demeure alors, ce serait cela, ce serait soi. Car migrer c’est toujours s’emporter – malgré soi, ou contre quelque chose.
Voilà de quoi nous parlent, chacun à sa manière, les artistes réunis dans cette exposition… Voilà les thématiques mouvantes qu’ils parcourent, secouent, déplacent, traduisent !
Les plus « cinématographiques » de par leur formation et, dans un sens, les plus classiques d’entre eux sont sûrement les frères de Serio, Gianluca et Massimiliano, nés à Turin en 1978, qui ont réalisé depuis 1999 plusieurs courts métrages et documentaires, dont Il Giorno del Santo (2002), Maria Jesus (2003) et Mio Fratello Yang (2004), récompensés dans les plus grands festivals internationaux. Leurs bandes vidéo empruntent beaucoup – et très simplement – au cinéma : longs plans séquences, rareté de la parole (et pour cause, en terre étrangère !), attachement aux personnages et à leur évolution davantage qu’aux effets d’écriture, acceptation de l’émotion et de la sensualité (si souvent méprisées par un art contemporain volontiers hyper-cérébral) qui n’empêchent toutefois pas la réflexion et le questionnement. Qui les guident, au contraire. Presque muets, perdus, les émigrés de leurs films ne sont plus des chiffres ou des idées abstraites traitées par les médias, mais des personnages de cinéma avec leur épaisseur, leur mystère, leur tragique solitude…
En vidéo toujours, Shahram Entekhabi, Iranien qui vit et travaille à Londres et à Berlin, a déjà abordé à de nombreuses reprises les phénomènes racistes et leurs présupposés idéologiques. Ici, quelques (belles, mais relativement communes) images en couleur tirent leur étrangeté de la mise en présence de signes forts d’appartenance culturelle, et notamment de traditionalisme religieux. Sous l’incongruité et à travers ce « choc des civilisations » (si tant est que la religion ou la culture « fast food » suffisent à dessiner le visage d’une civilisation), à travers des symptômes d’appartenance très précis et locaux à l’origine, mais qui ont tous deux pris la dimension d’enjeux internationaux, « mondialisés », c’est toute la question, très actuelle, de l’acculturation qui est posée ici.
Thomas Chable et Sven ’t Jolle nous donnent le portrait de quelques autres de ces migrants. « Venez compagnons de chaînes et de tristesses / marchons vers la plus belle rive / nous ne nous soumettrons pas / nous n’avons à perdre / que nos cercueils », annonce sans détour Mahmud Darwich dans « Chant pour les hommes » (in Feuilles d’olivier). Thomas Chable, photographe, a jeté ses bases de part et d’autre du Détroit de Gibraltar, si meurtrier, pour tenter de suivre les « brûleurs », ces clandestins qui essayent à tout prix de rejoindre l’Europe occidentale au départ du Maroc, brûlant leurs papiers en chemin, abandonnant leurs effets. Cartographe, sobre témoin et complice discret, Chable a accompagné leur parcours, récolté avec tact les traces, les empreintes, les émotions contenues jalonnant cette errance motivée par la recherche perpétuelle d’un Eldorado, d’un avenir meilleur…
Quant à Sven ’t Jolle, qui n’hésite pas à affirmer que l’art ferait parfois bien d’aller chercher dans le syndicalisme radical les questions vraiment intéressantes à poser (sans en faire pour autant une pure machine rhétorique revendicative à contenu politique précis : ’t Jolle revendique avant tout une grande liberté plastique), son travail mêle plus explicitement encore poésie et engagement social, ici incarnés à travers des « figures » construites de toutes pièces. Ses « Sans-papiers au musée du Louvre », en terre cuite, mettent en question l’appropriation du patrimoine d’autres peuples par les grands musées occidentaux… « Avec cette idée, dit ’T Jolle, que les sans-papiers viennent du Moyen-Orient : comment les musées ont-ils obtenu toutes ces pièces, si ce n’est en pillant les pays, sans papiers les y autorisant ? »… Les sans-papiers, c’est aussi l’écriture « sans papier », cunéiforme : on voit là la compression de sens historique, politique, social à laquelle aime s’adonner l’artiste anversois, jouant tant avec l’histoire de l’art qu’avec les mots…
Jeux de mots aussi chez le peintre-photographe Pol Pierart, qui nous rappelle que la ROUTE est toujours semée de DOUTE, avec sa manière toute particulière d’exprimer des idées complexes à partir d’un mélange simple de langage écrit et de matérialité picturale, de jouer sur l’ambiguïté du sens en même temps que sur celle du trait, d’envisager la dissolution de l’idée fixe comme une variante du quasi-monochrome. Quant à ses petites mises en scène photographiques, aphorismes poétiques ou réflexions décentrées, elles ouvrent toujours avec peu de moyens sur de grandes questions – puisque, comme il aime lui-même à le souligner dans une de ses images, peu de lettres et quelques jambages seulement séparent la gravité de la gaieté…
Photographe également, abordant l’absurde et les légers décalages par un autre biais, Vincen Beeckman fait partie du collectif BlowUp et, comme tous ceux du groupe, aime remettre en question les pratiques et les usages convenus de la photographie. Son projet, assez conceptuel, nous parle d’anonymat, de dissolution ; il mêle des portraits réalisés au sein des institutions de la Communauté européenne à Bruxelles, et de simples images de photomaton accumulées spécialement pour l’exposition, juste avant son ouverture. Outre la question thématique traitée, la migration dont il est question ici est dès lors aussi celle des images, de genre en genre ou de registre en registre (de celui de l’Etat civil à celui de l’art contemporain, par exemple !), avec ironie…
D’identité, il est encore question dans les portraits réalisés par le photographe français Eric Aupol. Mais pas au sens classique, aseptisé, administratif et souvent redoutable du terme. Car ces portraits, de par les personnes qu’ils nous montrent, par l’incarnation de la mémoire dans l’image à travers la lumière, font se rejoindre et s’incarner les préoccupations plastiques du photographe : grand souci de la précision et du rendu du tirage, jeu sur le visible et l’invisible, la présence et l’absence – nous montrant en filigrane de ce travail que le droit à l’image (et à quel type d’image au juste ? Caricature ou cimaise ?) est encore une forme de discrimination, mais aussi que le travail du tirage photographique est une manière de reconnaissance de l’autre, autant que de respect appelé par son visage, de soin réclamé par lui.
Hasard des circonstances, j’ai vu, dans différents films ces derniers temps, pas mal de gens mettre d’étranges choses dans leurs poches : Cécile Cassard les remplissait de sable en signe de deuil ; un personnage de Boris Lehman y engouffrait frénétiquement des feuilles mortes au lieu de billets ; Virginia Woolf leste ses vêtements de lourdes pierres avant d’avancer tranquillement dans la rivière qui va l’engloutir… Que peut bien contenir la veste de Mark Luyten, « Jacket and North Sea Shells » (veste en laine, bleu marine, dimensions app. 90 x 35 x 20cm, H x L x E) ? Des coquillages de la mer du Nord ? Ou du rêve, des voix, des traces, des espoirs, des récits, des traversées, des voyages, de la mémoire, des odeurs, du dérisoire, un trésor, des souvenirs ? Les vôtres ?… La marée, c’est la migration même. (Existe en version de poche.)
Patrick Guns enfin, en guise de dernière traversée, nous confronte à une dernière forme de discrimination. L’image qu’il propose vient d’une coupure de presse d’un journal flamand, nous montrant le casque d’ouvriers palestiniens travaillant en Israël peinturluré d’une croix rouge (mesure d’identification depuis lors suspendue par les employeurs israéliens). « Symbole » de paix, mais aussi croisement iconologique du christianisme (la croix) et de l’islam (le rouge du croissant), ce dessin sommaire lourd de connotations est réintégré par Guns dans un « jeu » d’oxo cynique et plein de non-sens, symbole de l’arbitraire et de la stigmatisation.
Le dernier livre de Jean-Pierre Vernant, juste avant sa mort, s’appelait La Traversée des frontières. Michel Maffesoli, depuis pas mal de livres, a fait du nomadisme des êtres, du flux des pulsions et de la circulation des idées l’axe fort de sa vision sociologique contemporaine. Il y a peu, le célèbre philosophe Jacques Derrida, dans un contexte français politiquement et légalement délicat, traitait « de l’hospitalité » avec droiture et honnêteté…
Signes des temps ?…
Jacques Cerami n’a pas opté pour la vision purement documentaire, ni pour le slogan militant, ni pour la parabole réductrice. Mouvante et pluridisciplinaire, cette exposition sur les migrations se veut aussi, à sa façon, une migration. À travers différents territoires (peinture, photographie, cinéma, vidéo, installation…), différentes pratiques, différents courants, différents propos, différents points de vue. Histoire de montrer que ces questions, éminemment politiques et intimement liées, de la migration, du déplacement, du franchissement, concernent aussi bien le champ social que celui de l’art contemporain. A l’heure où d’aucuns, récemment en campagne électorale, promettaient la création d’un ministère de l’Identité nationale, ne viendra-t-il à l’esprit de personne qu’il ne serait pas si incongru d’envisager la création (sur les cendres de l’OMC ?) d’un ministère des Inégalités internationales, et de souligner que la douloureuse question de l’identité ne sera jamais l’affaire de ministères, mais bien de scandaleux fossés économiques, d’une part, et d’autre part d’une intériorité, d’une intimité, d’un questionnement personnel qui habite celui qui décide de partir… Et il serait vain, absurde voire dangereux, de vouloir les figer dans des règles ou des lois rigides, des centres fermés, des mentalités cadenassées, des frontières étanches. L’art peut rester ce qui accompagne, ce qui traverse, ce qui transgresse – et parfois désobéit, à raison. Et, puisqu’il y a deux façons de nier les migrations : se contenter des traces qu’elles laissent, ou vouloir les effacer, il s’agira dès lors de les transformer et non plus seulement de témoigner. Ce qui relie la force migratoire et l’élan de l’art a alors un même nom : la révolte, ou le refus d’une condition, la recherche d’une alternative, le besoin d’un déplacement qui soit aussi un dépassement. L’appel d’un espoir encore et toujours, malgré tout.
Qui fermera la porte à ceux qui avancent poussés par le mur ?… Pas l’art, du moins espérons-le. Et dès demain, dans une société convenablement sécularisée plutôt que sécurisée, ce sera peut-être à lui (ateliers, galeries, musées) d’accueillir le premier ces nouveaux rescapés.
Emmanuel d’Autreppe, avril 2007