Commissaires : Christian Gattinoni et Danielle Igniti
L'exposition a lieu dans le cadre du Mois européen de la photographie 2009
FAIRE LA PEAU DE L’INCONSCIENT
Pour celle qui reconfigure la topographie de tous mes désirs
Dans sa formulation comme dans ses présupposés cette proposition se situe dans le prolongement d’une série d’expositions et de publications sur les liens entre les productions- image actuelles et les sciences humaines , notamment la psychanalyse. On peut citer parmi celles-ci « Au corps des cinq sens », « Taille humaine » pour Art Sénat 06, ou « Who’s afraid of childhood », « L’intouchable » lors de Triennale de Tampere en Finlande. Dans l’approche de la fluidité des corps, elle accompagne un travail critique sur les rapports arts plastiques et danse, deux instances de mise en mouvement et en représentation de ces corps.
En mêlant images fixes et vidéo il s’agit de comprendre à travers un choix d’œuvres récentes d’artistes européens comment une certaine image se donne pour tâche d’illustrer ou de tenter de contredire la fameuse sentence de Jacques Lacan « il n’y a pas de rapport sexuel ». Ces œuvres nous projettent dans le hors-tout du corps, au plus près du vernaculaire de la peau, comme du global des peaux de synthèse, illustrant et déphasant ainsi le « moi-peau » de Didier Anzieu,. Serge Tisseron en évoquait aussi l’occurrence dans « Psychanalyse de l’image » autour de la matérialisation de trois types : un corps de signification, un corps de transformation et un corps d’enveloppe.
Pour une économie des formatages
Du côté de la signification et de sa manipulation idéologique, il y a déjà longtemps que dans ses images fixes Isabelle Grosse cherche à donner à chaque place sa chose et à chaque être urbain sa place désignée, terme à entendre aussi dans son acceptation anglaise de la famille du mot design. Ses œuvres plus récentes tentent de donner corps aux pratiques manipulatoires du « shaping ». Elle s’était d’abord posé la question de l’espace vital en milieu collectif, sur les lieux de l’échange qu’offrent la rue, ses trottoirs et ses passages cloutés ainsi que dans les zones de loisirs aux périphéries. Elle s’est dotée d’un outil d’attribution et de délimitation, une sorte de portique numérique de base. Elle entoure et cerne au plus près ce qu’en danse on évoque comme la kinésphère de l’individu socialisé. Rudolph Laban la définissait comme « la sphère autour du corps dont la périphérie peut être atteinte par les membres aisément allongés sans que le corps sur un seul pied ne se déplace du point de support. » Pour que ce genre de mesure se trouve significative, elle l’a rapporté aussi aux lieux d’échanges de la marchandise, bassins portuaires de chargement des containers et marché d’intérêt nationaux tels Rungis. Elle avait déjà constitué un premier corpus d’échantillons d’audience saisis en groupe sur les plateaux du « Juste Prix » ou de la « Star Académie ». Avec « Shaping » elle poursuit en photo et vidéo l’exploration de cet univers de mise au format des corps avant que des esprits. Alors que ses premières photos restaient muettes, elle introduit ici une métaphore du bruit et des cris d’enthousiasme orchestré que l’on attend des participants aux enregistrement live, pour un différé maîtrisé.
Le casting des modèles
Sensible au corps de la signification Elina Brotherus s’est longtemps prise pour modèle unique, qu’elle joue dans une de ses premières vidéo à la sortie de son université d’Helsinki et les apprenties danseuses aux mouvements maladroits, victime du sadisme dictatorial de sa maîtresse à danser ou qu’elle mette en scène son quotidien dans des détours à propos desquels Michelle Debat écrivait : « Mais pas de regard frontal, et même pas de visages, juste des fragments de corps témoignant d'un temps oublieux de l'instant et de ses acteurs pour nous rappeler l'universalité de ces moments-là, banals certes, communs à nous tous et pourtant unique pour chacun. Quotidien plus intime lorsqu'elle sort pudiquement du bain, les hanches ceintes d'une serviette ou qu'elle offre son visage au miroir trop embué pour nous permettre de reconnaître son visage. Jamais le regard de la jeune femme ne croise celui du spectateur comme pour mieux hisser au rang de symbole ce qui n'aurait pu être que constat de la vie d'une femme. » Poursuivant dans ses récentes pièces vidéo l’interrogation plastique sur la notion de modèle, elle a fait poser des étudiants d’école de beaux arts dans une pièce nue où la vidéo traque dans la figure corporelle en mouvement attitudes, postures et caractéristiques du masculin et du féminin, de leurs différences et de leurs ressemblances. Elle poursuit pareillement cette menée interrogative dans son livre sur les danseurs photographiés sur le fond clair d’un studio. Ce retournement de corps de dos, accroupis ou absorbés dans le quotidien ou dans la contemplation paysagère lui aura demandé plusieurs années pour que la peau comme enveloppe humaine fasse l’objet de ses compositions.
Le musée des gestes corporels
Du côté de l’enveloppe Vera Weisgerber a longuement interrogé les rapports nouveaux par lesquels prothèses et orthèses prolongeaient et maintenaient le corps. Elle a mené cette quête des redresseurs de corps durant deux ans dans des usines des hôpitaux, des pilgrim place, mettant en avant leur esthétique anti-naturelle et leur complémentarité biologique. Puis en tirages et installations photo et vidéo, elle a poursuivi une approche sensorielle du corps comme objet sculptural dans ses manifestations perceptuelles. Dans cette période, diverses transcriptions visuelles tentent déjà de donner une matérialité à la peau et aux représentations du derme et des couches sensibles qui les composent. Un crâne photographié en plongée et dans une lumière crue ouvre la possibilité d’un change de perspective sur la matérialité de l’être sous le titre « au lieu de ». Dès cette époque, la parcellisation modifie l’appréhension identitaire comme l’écrit Agès Izrine in « La danse dans tous ses états » à propos du chorégraphe Xavier Le Roy : « L’identité communément admise s’éparpille dans cette algèbre de la disparition,tandis que chaque segment de ce corps surexposé foisonne et fourmille, semblant offrir ainsi une vision intrinsèque, faisant du physique une chambre d’écho avec vue sur l’inconscient. » En se focalisant sur les mains, leurs gestes, leurs dimensions actives comme leurs blessures, l’artiste constitue une sorte de corpus pour un musée des sensations. Son installation nous invite à parcourir ces postures minimales dans une approche lexicale des gestes humains et de leurs conséquences personnelles.
Le scan des corps de synthèse
Chez Katerina Jebb ce qui s’opère à vif c’est d’abord ce passage de lumière qui tente de longer les corps pour en cerner les contours, en grand format et à l’horizon plus proche du sol le groupe de chorégraphes plasticiens japonais Dumb Type a déjà produit ce genre de scan de corps. La médiation image par la photographie ou la vidéo joue la préciosité du change de format au plus près de la peau, l’iconique se donne toutes les qualités du tactile. La subtilité de cette épiphanie se porte aux couleurs saturées de luminosité d’un éblouissement, celui que l’on ressent dans la proximité pleine d’évidence d’un corps qui envahit tout votre espace. Si l’une des qualités constitutive de cette production est la fluidité on en ressent la familiarité avec les corps en suspension que Robert Flynt insère dans ses tirages aux subtiles couleurs c-print, avant d’en reproduire l’orchestration sur la scène dansée d’un autre « Body scan » chorégraphié par Benoit Lachambre.
Mais ce qui reste de l’ordre très privé de l’échantillon de peau du modèle connaît aussi son industrie. Si les Japonais et maintenant les Chinois sont actifs sur ce marché, c’est dans une usine américaine de poupées gonflables hyperréalistes que Katerina Jebb a cadré au plus près ces corps hypersexués. En montrant le moule, elle met à jour la forge simulationniste, elle dénonce la fabrique de fantasmes à la chaîne. Entre latex et peau de synthèse la dynamique se joue moins au profit du désir que de ses qualités mercantiles.
Traces & effluves.
Pour approcher le corps de la transformation, on a beaucoup, trop, photographié figure et nudité, mais qui, sinon une femme, pouvait s’attaquer à la représentation la plus subtile, la plus sensuelle de ce qui circule entre les corps.
Toute l’œuvre d’Evelyne Coutas s’est construite sur l’immatérialité de l’image. Pari gagné sur sa sensualité. Son monde souvent monochrome, n’est hanté que par les fantômes sensibles des objets et de quelques corps comme autant d’essences rares. Mettant tout son savoir technique à contredire Walter Benjamin, elle redonne de l’aura à ce qui traverse les surfaces fragiles de ses tirages évanescents.
Si la pensée de Jankelvitch du « je-ne-sais-quoi et du presque-rien » devait trouver sa forme iconique mais magnifiée ce serait dans ces surfaces sensibles. Mais ce qui attire et bouleverse le plus reste donc cette mise en avant de l’entre-deux des corps, ces fluides, ces souffles, ces baisers tracés. Face à ces images elle me permet de revivre l’expérience unique de ce trouble que je ressens lorsque tu es près de moi mon amour.
Scènes de grâce en écarts de corps
Du côté de la transformation, on pourrait dire que dans ses vidéo Laurent Goldring se porte en recherche de nouvelles séquences ADN du corps à partir de la logique contrariée de ses mouvements entrepris sans repère de direction. Suite à ce coma provoqué de la norme image, que reste–t-il de sa forge d’art ? Comme venus de l’intérieur du corps ces nouvelles séquences prennent d’abord forme sur l’écran de contrôle, dans sa distance esthétique. : « ces inframouvements » ne conduisent pas à des séries de déformations progressives, ils indiquent seulement la possibilité d’un autre corps là où la « figure humaine » se délite ».Dans cette perte programmée d’une certaine humanité, le schéma corporel se défait pour instaurer de nouvelles logiques : « un bras par exemple ne s’arrête jamais à l’épaule, il peut se continuer jusqu’à la taille, ou s’arrêter à la pointe du coude, mais si on ne travaille pas la forme de la main, le regard va immédiatement rétablir la vision codée, qui va prendre toute la place. »
Ecarts de ces œuvres qui ne sauraient rester orphelines dans l’histoire récente de l’art. Les corps sculptés dans la lumière utérine du studio vidéo fraternisent avec ceux devenus statues de lave au pied du Vésuve pour des pionniers italiens de l’analogie argentique, d’autres gardent distance critique avec les sorties du bordel de l’atelier Bacon, tandis que d’autres dans leur plénitude arrondie semblent issus du ciseau d’Henry Moore.
En même temps ils sont plus charnus, plus sexués dans l’indifférenciation de l’organe, ils battent sur un mode inédit : ces corps se restructurent hors d’une logique fonctionnelle organique qui les projette dans un destin façon poupées de Bellmer, mais par trop charnels. Totalement incarnés ces corps vivent loin de tout drame leur humanité sans tête. Leur apparente fragilité se trouve contredite par une insolente beauté, quand ils restent ainsi non socialisables, vierges de toute visée opérationnelle. Les aperçoit-on intouchables, ils se donnent aussitôt de grands airs de séduction appelant des caresses qu’on veut elles aussi inédites.
Laurent Goldring fait confiance à une certaine logique de la matière propre au support, à sa fluidité contrariée par l’arrêt du geste artistique. Il travaille dans l’angle mort de la vision, là où ce qui échappe du corps peut soit faire chorus soit faire masse dans sa découverte toujours retardée. Il y a une prise en compte de l’accidentel dans ces œuvres qui signent paradoxalement leur pleine maîtrise dans le cadre. C’est là que la logique spécifique au médium, l’intériorité exacerbée du matériau, nous fait le coup de la grâce. Nous y succombons dans la reconnaissance détournée du corps aimé, dans nos retrouvailles quand il devient pure fluide présence, ou sculpture de désir étrangement combinée à l’articulation de notre regard sur sa proximité troublante.
Donner forme au couple
D’abord il faudrait le noir, noir de la page, de la chambre et de la chambre noire. Il y aurait la chaleur des corps, la couleur chaude des lumières d’intérieur, leur teneur chair et sa translation en température de couleurs. Intérieur nuit préciserait le scénario. A moins qu’il ne s’agisse de la fausse nuit simulée des rideaux, il faudrait que le rideau de l’obturateur s’abaisse pour que la surface soit impressionnée, il pourrait s’agir encore de la nuit américaine du studio, de la chambre d’amour transformée en lieu studieux des corps, transférée au studiolo appliqué des deux corps là abandonnés. Pour les apercevoir et mieux encore les distinguer il faudrait se tenir dans le retrait noir à l’écart de la scène, à distance hors champ de la lumière des corps, dans le temps noir de la page, le terme chambre obscure y définirait autant le lieu d’incarnation des images que celui de l’exercice des corps complices. L’acquiescement de la lumière donne à ces deux corps co-présents leurs dimension selon toutes les gradations de l’expérience, de la rencontre, comment faudrait-il en rejouer les circonstances pour approcher ce désir de fusion ? Frédéric Delangle lui, photographie à la troisième personne ce champ dialogue des deux premières.
Il faut ouvrir grand l’obturateur, l’ouvrir longtemps, sur l’indicateur des valeurs, la hiérarchie des temps de la prise marque pose B, tandis qu’au fronton des appareils anciens, la même pose ne portait que le T du temps longuement convoqué, le temps déborde ce seul temps technique, en pose T le temps fait masse, le temps de la pose T fait l’impasse sur les formes, nous économisant l’excuse du voyeurisme au temps t moins x de l’acte, les deux corps sont nus sur le champ du lit, au temps t moins toi de nos retrouvailles sur le champ de notre studio il n’y a d’image que l’attente de l’amour, toutes les photos sont prises au T plus 2 des corps amoureux
En choisissant le titre aussi froid que générique, comme on le dit des médicaments, de « coïts », Frédéric Delangle nous entraîne dans une logique nominative qui souhaite prendre en compte avant tout la mécanique des corps, la physique énergétique de leur fusion. Comme si on ne pouvait y lire encore une fois que la défense et illustration de l’aphorisme de Jacques Lacan « Il n’y a pas de rapport sexuel ».
Chaque position d’un de deux membre du couple tenue suffisamment longtemps pour inscrire sa trace s’ajoute au centre du plein cadre de l’image aux autres traces corporelles. Là les « coïts » installent la polymorphie des corps en présence dans un continuum temporel.
Le positionnement relativement bas de la chambre photographique pourrait rappeler la construction d’une intimité dramatique. Ici la matérialisation du plan d’opération des corps se déplie en lit, couche ou surface au sol, elle les positionne en une ligne que le fouillis des corps a vite fait de transformer en socle, pour une statuaire tout à l’honneur du couple peau à peau.
Tous ces artistes qu’ils démontent le spectacle imposé de la société des prime time du désir ou qu’ils revendiquent d’autres espaces pour un corps conçu comme relationnel travaillent à retendre sur le bâti de l’image la peau comme expression d’un inconscient. Il n’est plus donc d’image originelle et le jeu des citations, des croisements pluri-artistiques, se confère les pouvoirs kinesthésiques de multiplier les mutations d’images sur les transmutations corporelles, là se donne en spectacle vivant une nouvelle topographie du désir.