Sur le ton de la confidence, Anna Krieps invite à pénétrer son univers artistique où réalité et fiction entretiennent un lien intime et ambigu. La photographe maîtrise habilement le jeu de rôle, auquel elle recourt pour appréhender la réalité complexe du monde contemporain. De façon poétique, elle réactive cette capacité créative propre à l'enfance de s'inventer un monde nouveau, où personnages fictifs ou réels suivent ses règles secrètes. L'artiste s'inspire de sa vie et de son quotidien, porte son attention sur des petits détails qui enflamment son imagination et sont souvent partagés avec sa sœur aînée, la meilleure partenaire de jeu qu'elle puisse envisager. Vicky Krieps, actrice de cinéma, s'empare intuitivement des pistes proposées par sa sœur, avec qui elle entretient un lien de confiance profond. Dès le début de ses études artistiques en 2009, Anna Krieps lui demande de poser pour elle en tant que modèle. Fertile et stimulante, la collaboration entre les deux sœurs s'inscrit dans la durée, même si les contraintes de la vie d'adulte ne permettent plus autant de liberté qu'à l'époque où les fillettes se racontaient des histoires qu'elles rejouaient dans le jardin de la demeure familiale.
Dans la série Cosmic Dream, Vicky Krieps devient l'alter ego de la photographe qui, derrière l'objectif de sa caméra, reste au contrôle des manettes. La place occupée par l'être humain dans l'immensité de l'univers est questionnée, ainsi que ses espoirs et ambitions d'explorer des planètes étrangères. Le vif intérêt d'Anna Krieps pour l'espace remonte à son enfance et nourrit son travail artistique en continu. Durant une résidence à Rucka en Lettonie, elle réalise Star Photogramm en chambre noire, deux photographies manipulées ensuite pour créer une vue fantastique de l'espace où flottent des figurines d'astronautes, déconnectées de toute réalité. Ces œuvres se réfèrent à ce que nous croyons connaître de la galaxie, à notre perception visuelle influencée par le flux d'images prises par des passionnés d'astronomie. Partie à la rencontre de ces derniers, la photographe leur donne la parole dans Stardust, ouvrage publié en 2022, qui raconte une histoire possible de cette relation si particulière que l'homme entretient avec le cosmos. A travers des portraits et interviews, mais également par l'intégration de son histoire personnelle, Anna Krieps parle d'un rêve collectif et universel. Avec une certaine nostalgie, elle aborde les aspirations illusoires de l'homme vers un ailleurs lointain, peut-être meilleur, tandis que la planète Terre se meurt lentement, mais sûrement.
Il n'est donc pas étonnant qu'un sentiment de solitude se dégage de ces portraits d'astronautes, isolés dans leurs costumes romanesques, la tête enfouie dans des bulles protectrices. Le paroxysme est poussé à l'extrême dans la série Astroautoporträt où le décalage par rapport à la « vraie vie » devient flagrant, comme dans cette œuvre où l'exploratrice spatiale navigue dans un champs de tournesols factices. Quel rapport entretenons-nous encore au vivant dans une société qui exalte à ce point le culte des apparences ? Quelle valeur accordons-nous aux relations humaines authentiques à une époque où se multiplient les musées dédiés au selfie, exaltant les mises en scène artificielles? Arborant une tenue brillante et coiffée de son casque d'astronaute, Vicky Krieps a fière allure du haut de son podium intergalactique. On serait tenté d'y voir le portrait de la première femme sur la lune, illusion suggérée par la photographe non sans arrière-pensée.
Cette question de la présence (à vrai dire de l'absence) de la femme sur la lune, permet en effet d'introduire une autre thématique chère à Anna Krieps. Qu'il s'agisse de la Vierge, d'une sirène, d'un personnage littéraire suicidaire ou d'une astronaute victorieuse, les réflexions tournent autour des multiples rôles et attentes adressées aux femmes dans l'imaginaire collectif. Dans Modern Ophelia, la photographe s'appuie sur le célèbre tableau de John Everett Millais du 19e siècle pour aborder l'histoire tragique du personnage de fiction de Shakespeare. Ce faisant, elle se réfère également à Elizabeth Siddal, modèle féminin du peintre qui faillit mourir lors de la séance de pose dans une baignoire remplie d'eau glacée... En choisissant sa sœur, actrice de renommée internationale, pour incarner le modèle, Anna Krieps formule un bel hommage à la femme oubliée par l'Histoire. L'installation de la photographie à même le sol dans un espace d'exposition envahi par une pluie de fleurs artificielles, intensifie à la fois le caractère funéraire et l'aspect faussement féérique de la scène.
Tout en transgressant la bi-dimensonalité des supports photographiques habituels, la broderie constitue pour Anna Krieps une technique artisanale traditionnelle qui permet d'apposer à ses œuvres un niveau de lecture supplémentaire. A travers ces motifs brodés à la main, elle prend le temps de nous confier certaines de ses pensées intimes. Dans Petit Prince, les éléments du récit de Saint Exupéry qui la touchent le plus sont dévoilés : le renard, l'éléphant dans un boa et la fameuse boîte qui contient le plus beau des moutons. Celui qui incarne le Petit Prince en toute simplicité n'est autre que son frère jumeau, qui se prête exceptionnellement à ce jeu de rôle autour du récit que l'artiste affectionne particulièrement pour le regard d'enfant plein d'émerveillement et d'intelligence émotionnelle qui est posé sur le monde.
Pour Anna Krieps, il est d'une importance capitale de s'entourer de ceux dont elle se sent le plus proche, dans sa vie comme dans son travail artistique. La cabane de cartes postales de sa grand-mère matérialise ce besoin de faire corps avec l'histoire familiale, de s'y réfugier pour rêver et cultiver les liens d'attachement filiaux. Collectées lors d'un voyage autour du monde, ces images touristiques accompagnées de textes manuscrits, autant de marques d'affection personnalisées, renvoient avec nostalgie à une pratique qui se perd lentement à l'ère du numérique.
L'installation est mise en dialogue avec les portraits de la série Un bon port. Des hommes y endossent des costumes historiques, prenant des attitudes et des poses de conquérants. Sur le ton de l'humour sont abordées les angoisses bien réelles de certains de se voir « colonisés » par des réfugiés qui investiraient un peu trop leurs nouvelles terres d'accueil... Eux-même exilés de leurs pays d'origine et incertains d'être arrivés « à bon port », les modèles se prêtent au jeu proposé par la photographe, se prenant en selfie avant le début de la séance de photo. Le décalage est grand entre l'ambiance décomplexée qui règne dans ces images et les difficultés d'intégration que vivent beaucoup de réfugiés à leur arrivée en Europe occidentale. L'artiste a fréquemment recours à ce genre de renversement des rôles, qui instaure une distance critique, pour exprimer ses réflexions sur le monde contemporain, en perte de valeurs humaines.
Dans In between us, la photographe Anna Krieps nous embarque pour un voyage à la fois intime et intergalactique entre la réalité et la fiction. Le titre de l'exposition tient ses promesses de confidences, tout en faisant penser aux célèbres paroles du Petit Prince: « On ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux. »
Fanny Weinquin, 2023