AUX BORDS D’UN MONDE. À 5 KM/H ET QUELQUES DEGRÉS DE PLUS
« Le problème des textes imprimés, c’est qu’ils ne changent jamais d’avis » Ursula K. Le Guin, Danser au bord du monde. Mots, femmes, territoires (1989) Editions de l’éclat, 2020, p. 13.
Quelques jours avant d’échanger avec Letizia Romanini sur son travail en prévision de l’écriture de ce texte, je participais à une discussion avec des critiques en art, danse et littérature, sur nos pratiques respectives. L’une d’entre nous racontait avoir observé que les écritures critiques de la danse s’adaptaient, depuis le XVIIIe siècle, à l’évolution des mouvements de la danse même.(1) Nous faisions parallèlement le constat d’un intérêt des critiques aujourd’hui pour « la fabrique » du travail - révélant par la-même, dans le texte, des éléments de la fabrique de sa propre écriture. Serait-ce symptomatique de notre époque de préférer à l’oeuvre, ce qui la fait advenir ? Le signe d’une volonté de la part des artistes et de celles et ceux qui accompagnent le travail, de se détacher de l’objet matériel, commercial, potentiellement polluant, quoi qu’il en soit saturant un monde déjà débordant ? Le besoin, peut-être, de ne plus affirmer, mais d’assumer que les choses sont mouvantes, complexes, parfois contradictoires ? Une réaction, sans doute, à un rapport au monde autoritaire, inégalitaire, conquérant, auquel on ne peut plus adhérer. Dans une conférence intitulée « Faire des mondes » cherchant à envisager, en 1981 déjà, des alternatives à celui-ci, Ursula K. Le Guin développait l’idée selon laquelle « Fabriquer une chose, c’est l’inventer, la découvrir, la dévoiler […]. Mais on envisage moins souvent la proposition inverse, à savoir : découvrir quelque chose, c’est le fabriquer» (2) - en prenant bien soin dedistinguer découvrir et conquérir. Le présent texte entend revenir sur ces deux rapports à la fabrique dans le travail de Letizia Romanini : le « comment c’est fait », par quel chemin passe l’artiste pour produire. Et la proposition inverse, à savoir l’importance de la découverte comme fabrique du travail, qui reflète avant tout une posture d’artiste se situant « au bord du monde », dans un rapport attentif, attentionné, parcimonieux et sensible à ce qui l’environne. Post-Covid, des bourses pour les artistes, une revalorisation des territoires locaux. C’est dans ce contexte que Letizia retourne au Luxembourg, dans la ville d'Esch-sur-Alzette où elle a grandi, et envisage de faire en autonomie, avec tente et repas sur le dos, le tour du pays à pied, en se fixant pour objectif de rester au plus près de ses bords, de l’un ou de l’autre côté. Au total, 356 km, trois frontières (France, Belgique, Allemagne), quatre pays, 24 jours de marche et 9 km de détours à 5km/heure. Durant cette marche, elle glane. Elle prend des photos, sélectionne, comme une orpailleuse, des petites choses précieuses de l’environnement naturel qui n’ont pour valeur que celle que leur accorde l’artiste : amadouviers, branches de vignes séchées aux tiges entrelacées, écorces d’arbre, petits cailloux et minéraux aux formes et aux couleurs singulières, quelques résidus artificiels aussi : hameçon, carcasse de voiture, fils métalliques qui composent presque des dessins. Il y en a peu ! Pas seulement parce qu’elle n’a que son sac à dos pour porter ces trésors, mais par refus de l’accumulation, et pour que chacun garde son sens, mémoriel (notamment en terme de localisation spatio-temporel) et esthétique (forme, couleur, matière). Ils lui tiennent compagnie, le temps de la marche, avant de se révéler, à l’atelier. Si l’oeil et la main qui trouvent ont, en un sens, découvert ces éléments, le temps de l’atelier permet à l’artiste de les observer, de les analyser et de les transformer. Agrandissements, changements de matérialité, extraction de détails, superpositions… Ainsi, dans le passage entre l’espace réel et l’espace d’exposition, elle découvre à nouveau, au sens où elle travaille pour « laisser voir ce qui se trouvait être couvert» (3). La fragilité des amadouviers et de l’écorce qu’ellecoule en bronze ; la dominante chromatique d’une mousse, d’une roche, d’un crépi, d’un ciel qu’elle représente par une bande de couleur ; le relief d’un paysage photographié qui, traduit en marqueterie de paille, crée des volumes, redessine des territoires, des frontières, mouvantes, se recomposant en fonction des reflets de la lumière sur la paille et de la position des spectateurs et spectatrices face à l’oeuvre. Les matériaux glanés eux-mêmes, dé-couvrent le chemin parcouru : les scories vitreuses noires sont des résidus de la sidérurgie pratiquée dans le bassin du Minett, les pierres fines et bleutées sont de l’ardoise, retraçant l’histoire d’une autre ancienne industrie prospère, cette fois sur le pendant belge du territoire arpenté. Quand aux branchages de vignes, ils racontent le territoire viticole de la Moselle. Ces objets découverts (ceux sélectionnés, comme ceux fabriqués) ont chacun plusieurs niveaux de lecture. Assemblés dans un parcours dans lequel l’artiste nous propose une autre expérience de marche et de regard, ils dévoilent une cartographie des espaces fragiles de ce territoire. Une cartographie d’espaces en voie de disparition. Letizia évoque parfois un sentiment de solastalgie . (4)
Claire Kueny, été 2023
(1) Charlotte Imbault, critique de danse et artiste sonore, créatrice de la revue watt (http://w-a-t-t.eu/) et du podcast What you see 1 (https://whatyousee.fr/.)
(2) Ursula K. Le Guin, Danser au bord du monde. Mots, femmes, territoires (1989), Editions de l’éclat, 2020, p. 67.
(3) Cf. la définition de découvrir sur le site du cnrtl : https://www.cnrtl.fr/lexicographie/découvrir.
(4) Concept défini par Glenn Albrecht. « La solastalgie est l’expérience des changements négatifs de l’environnement. C’est semblable au concept de nostalgie, un mal du pays en quelque sorte éprouvé par quelqu’un qui est loin de chez lui, mais pour la solastalgie, la personne est déjà chez elle, c’est son lieu qui la quitte », dans Les Émotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde, Les Liens qui libèrent, 2020, p. 57.