Partir en famille sept mois durant, de mai à novembre 2021, en camionnette aménagée comme une roulotte, pérégriner ainsi autour de la mer Noire, passer par la Grèce, la Turquie, la Géorgie, la Bulgarie, la Roumaine… pour faire le plein d’images, de ressentis aussi, peut-être à la recherche d’un nouveau mode de vie, en tout cas tenter une parenthèse loin du train-train quotidien, plus proche du goût de l’artiste pour la ruralité, et la vie comme elle bat, voilà l’échappée belle, cette façon d’être à la fois à bord et hors des bords, que la photographe Annick Sophie Scholtus, dite Neckel, documente le temps d’une exposition et dans l’espace d’une publication.
Sauf que c’est tout autre chose qu’un documentaire. C’est une création photographique intimiste où les paysages traversés, les maisons croisées, les personnages rencontrés, les objets trouvés, sont la projection d’un récit personnel. L’introspection percole toujours dans l’observation: Neckel fait parler les traces, naturelles et humaines, et c’est d’elle-même qu’elle parle, de ses filiations, de ses liens à la terre, au corps et au temps.
Neckel est une artiste lumineuse, et sa création l’est tout autant, qui embarque une sorte de leçon de lâcher prise où ce qui prévaut, c’est l’attention accordée aux choses infimes ou simples. Avec pour résultat, des séries d’images qui débordent de bienveillance, et de poésie, d’humour aussi.
Dans les espaces du Centre d’art Dominique Lang, l‘accrochage est conçu comme un journal de bord : chaque série d’images correspond à un chapitre chapeauté/identifié par un mot-clé, et tous ces mots composent un lexique de voyage, lequel permet à chacun de pérégriner à travers l’expo, à travers ce qu’elle dit de la sensibilité du regard de Neckel. Un regard sublimant. Petit guide.
Rez-de-chaussée.
Les Mains. Derrière le mur d’accueil, 21 mains disposées tantôt verticalement, tantôt horizontalement, chacune (non encadrée) de format 13 x 18 cm.
Ici, dans le creux d’une paume se dépose un papillon ou une pomme de pin, là, c’est un serpent séché ou une abeille morte, sinon, d’entre les doigts, des fleurs font mine d’éclore comme si entre l’organe et la nature, le vivant, osmose il y avait, comme une parabole du fameux cycle de la vie qui obsède l’artiste Scholtus, tout autant que l’hérédité, la transmission.
En fait, cette série poético-allusive croise l’enfance de Neckel, d’abord la figure du père et son sens aigu de ce qui est produit par les mains, de la valeur desdites mains qui fabriquent.
En même temps, les Mains impliquant une collecte intuitive de petits vertébrés et de végétaux plutôt secs, tous trouvés en chemin, se donnent à voir/lire comme un alphabet. C’est une série qui tient à la fois du jeu et du langage des signes.
Les Maisons. Formats encadrés, en bois. Grande salle.
Quand Neckel photographie des maisons, c’est plus clairement des portraits de maisons qu’elle réalise, en quête frontale ou détournée de cela qui évoque la ferme où elle est née, en tout cas, où, hier, elle coupait du bois avec son père – rémanence de la dimension artisanale!
La série se situe sur la côte est de la mer Noire, en Géorgie, précisément autour de Dumbo Eco Camp, tout à côté d’Ozourguéti. Là, dans le décor vert, rencontre avec le personnage bâti, plutôt massif, généralement en bois (parfois partiellement en béton), toujours avec un premier étage particulièrement vitré, le tout coiffé de tuiles, parfois de tôles: une architecture typique de la ruralité géorgienne.
C’est un temps suspendu, comme un dimanche à la campagne, aucune agitation, rien ne trahit une vie de labeur, mais flotte quelque chose de l’ordre de l’attente. Quelques quidams prennent la pose, majoritairement des retraités, un indice de l’exode des jeunes vers la grande ville, Tbilissi.
Les Cercles. Ils sont 10, associés en une grande fresque, sur le mur de transition (séparation oblique entre la grande salle et la montée d’escalier).
Nouvelle collecte. Nouvelle matière à poésie, et pas que.
Si faire de la photographie, c’est se permettre de regarder autour de soi - l’autre, l’environnement, l’empreinte, la mémoire faisant partie de cet autour - alors, c’est clair, l’art de Neckel a cette beauté-là, celle d’un singulier voyage, aussi intérieur qu’extérieur, mis en oeuvre grâce à de subtiles correspondances ou analogies formelles, esthétiques, symboliques. Il suffit par exemple de quelques noisettes disposées en un cercle pour que germe cette série dédiée au symbole de l’unité ou de la roue de la vie qu’est précisément le cercle, et Neckel de capter des cercles spontanés – formés par des moutons, par des débris de bois charriés par la rivière, par d’étranges traces circulaires striant un terrain vague, par une arbre résilient, surgissant d’un trou béant de bunker - ou d’en provoquer, par les rebonds de cailloux jetés dans l’eau ou avec des douilles de balles, stigmates de guerre – ou, pour le moins, d’adolescents venus jouer à la guerre.
Et donc, une série de cercles faussement badine, qui, à l’évidence, questionne à la fois le territoire, l’écologie, le consumérisme et le cycle de la vie.
Premier étage
Salle de gauche.
4 Roulot’ographies, chacune de 80 x 53 cm.
Par où la pérégrination de Neckel transite, c’est par un moment de répit, d’apaisement, de réflexion, de retrait en/avec elle-même qu’elle intitule Roulot’ographie, par référence au projet qu’elle porte depuis 2009, à savoir: le Roulot’ographe, un dispositif qui transforme une caravane modulable en camera obscura géante. En l’occurrence, c’est la camionnette du voyage, lieu clos mais perméable, et mobile, lieu de bouleversements de perspectives, d’illusions ou de fantômes possibles, qui est transformée en instrument optique, en une camera obscura, soit, en une chambre noire percée d’un trou à travers lequel une image de l’extérieur, produite par la diffraction de la lumière pénétrante, est projetée sur la surface opposée: une technique ancêtre de la photographie, une technique aussi qui, permettant de voir à l’envers et en miroir, a servi aux peintres, maîtres anciens comme Vermeer.
Toujours est-il, en ce cas précis de l’expérience de Neckel, que la surface de projection est un drap blanc. Froissé, plié. Dès lors habité par des ombres, des formes qui gondolent, un paysage spectral, un mystère abstrait: c’est ce ton et ce rendu évocateurs de la peinture qui séduisent l’artiste Scholtus, tout autant que la manipulation de l’image résultant non pas d’un traitement Photoshop mais de cette intervention strictement artisanale et élémentaire qu’est… le froissage du drap.
Et tout n’est pas dit. Devant/sous le drap, Neckel s’allonge nue, comme une odalisque,et photographie ensuite la composition, toute de sensualité, de féminité, de maternité aussi dès lors que Yolanda participe à cet emprunt iconographique séculaire. Dans ce processus, selon l’artiste, ce qui l’intéresse c’est d’être dans l’image. C’est surtout une subliminale façon de conjuguer la corporéité et l’universel. Et de s’y mesurer, de s’y fondre.
Couloir, à droite.
Série Histoire(s).
Arrêt sur un enchaînement d’images à la fois formel et sémantique, né d’une autre géographie: une vadrouille digne d’Ulysse, qui relie la Grèce continentale au Péloponnèse. En fait, partant de sculptures d’éphèbes antiques exposées dans un musée de Delphes, Neckel élabore une sorte de fausse narration aussi curieuse que malicieuse en associant pour le coup des volumes et des dessins. En l’occurrence, les volumes sont ceux de sculpturaux corps classiques drapés et décapités, tous échoués debout dans un jardin de Corinthe, et les dessins sont ceux tracés dans la piscine à sec d’un ancien hôtel pour nudistes aujourd’hui abandonné/squatté/prisé par les camping-caristes, ce, à Salanti Beach, une zone magnifique, des dessins qui drolatiquement pastichent en deux dimensions la statuaire hellénique, nue et sans tête.
Dans la série, il y a aussi une histoire d’ange. Avec la petite Yolanda, l’enfant qui, dans le sable, dessine de tout son corps le contour d’un ange de pierre, une sculpture croisée sur le chemin… associant l’instant et l’éternité, la réalité et la représentation, l’esprit et la matière.
Histoire(s), un raccord renouvelé avec la corporalité, l’héritage, la trace et, bien sûr, le temps. La facétie aussi.
Mur du fond.
Série Objets. Formats 110 x 90 cm disposés en une sorte de grand poster.
Et justement, au milieu des corrélations insolites, allégoriques ou émotionnelles qu’elle n’en finit pas de tisser, Neckel n’oublie jamais de faire une place à l’espièglerie. La preuve, donc, dans sa série Objets. Où cohabitent lacet, lit abandonné au pied d’un arbre, morceaux de bois agencés comme un squelette de poissonet jouets, dont un petit cheval noir couché sur le flanc et des moules en plastique rose ou bleu, ceux-là qui servent à faire des pâtés de sable en forme non de châteaux mais… de mosquées – le jeu comme initiation culturo-cultuelle, et un sable omniprésent comme pour dire que le temps est mouvant. Avec Neckel, l’artiste attachante qui se nourrit de sa vie, l’enfance n’est donc jamais loin… Ni le besoin de renouer, comme un cordon ombilical, avec l’esprit de ce temps-là, entre innocence et gravité.
Murs latéraux
Série Yolanda. Patchwork de formats 10 x 15 cm, en brillant.
Pour clore le cycle vital, voilà Yolanda, la petite fille née en 2016, embarquée dans l’aventure, dans ce road movielent, perfusé par l’intuition, et le silence. La série qui lui est ainsi dédiée, nommée Yolanda,adopte le format typique de l’album de famille, ce réservoir d’histoires imagées privées. Sauf que ce que Yolanda raconte dépasse l’intimité privilégiée du regard d’une mère sur son enfant.
En fait, si la série suinte de tendresse tout en évitant les clichés du genre, c’est par la mise en situation, Yolanda toujours fondue dans le paysage, se mesurant aux arbres, faisant corps avec les fleurs ou d’autres enfants, toujours de dos ou de profil – la frimousse enfouie dans un bol en alu - et toujours en écho à la filiation quand, par exemple, marchant entre mer et terre, elle inscrit malgré elle une métaphore, celle du cheminement de Neckel, l’artiste devenue maman, la maman aussi artiste.
Marie-Anne Lorgé